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  • Fred LAFORGE
du 30 août au 4 octobre 2014

Altérations perceptives

En cherchant à redéfinir les regards habituellement posés sur les corps atypiques, le travail de Fred Laforge s’intéresse d’abord à l’ambiguïté de la perception de la beauté et de la normalité. Le corpus exposé se penche sur les corps obèses qui, à la fois partout et peu représentés, produisent ce genre de posture ambivalente dans la culture occidentale. Les œuvres viennent ainsi exacerber ce statut incertain en étant à la fois réalistes, reconnaissables et fortement altérées, délibérément brouillées. Le désir de représenter cette imprécision quant à l’appréciation de ces corps s’incarne surtout dans les stratégies formelles suggérant un certain mouvement. Plutôt que de faire bouger ses œuvres – par l’animation par exemple – plusieurs techniques employées cherchent à créer des effets optiques mimant le tremblement et l’oscillation, de façon à faire vaciller notre perception. En déstabilisant ainsi l’observation jusqu’aux limites de l’indistinction, les œuvres montrent comment notre rapport à ce type de corps n’est jamais fixé ni stable.

Les sculptures en armatures de « fils de fer » et en strates font s’alterner les vides et les pleins, alliant présence et absence. Les strates font également en sorte que les œuvres semblent vibrer lorsqu’elles sont balayées du regard. De même, dans ses estampes numériques, Laforge fait se superposer des images légèrement décalées de façon à représenter l’impression d’un déplacement rendant l’image floue. En plus d’évoquer le flou de la censure qui cherche à soustraire aux regards, cet effet rappelle un sujet en mouvement et se réfère à la fois à la difficulté de captation et à ce qui est « trop », « trop près » ou « trop loin », mais surtout « hors norme » ou excessif. L’obésité est rendue tremblotante dans les œuvres, s’éloignant délibérément de la notion de contrôle qui est sous-tendue dans l’image nette ou la conception normative du corps. Il ne s’agit plus d’une image positive ou négative du corps, mais de cet entre-deux incertain. Le traitement matériel des œuvres peut donc rendre palpable l’instabilité des jugements portés à l’égard des corps corpulents.

Dans les œuvres imprimées en trois dimensions, la décimation opérée sur les pixels volumiques de la modélisation rend visible l’assemblage de polygones. Leur rigidité géométrique vient trancher la souplesse des formes du corps des modèles. Cette souplesse est également exagérée par l’écrasement qui souligne l’horizontalité, caractérisant l’expansion du corps obèse. Ainsi travaillés, les corps s’approchent plus encore de l’informe et de l’équivoque. Les altérations effectuées amplifient la richesse formelle de ce type de physionomie massive : l’opulence des textures de la peau et de la chair sous-jacente, ainsi que le dessin à la fois complexe et sculptural des rondeurs. Puis, à la beauté formelle s’ajoute la nudité qui exhibe la sensualité charnelle de cette abondance. Par un jeu de séduction alliant le réalisme et l’altération, l’attraction et la répulsion, ce corpus parvient à interroger une part du phénomène de glissement de perception qui se produit lorsqu’on observe les corps atypiques dans différents contextes, qu’il s’agisse de l’art ou du quotidien.

Christelle Proulx


Fred Laforge vit et travaille à Montréal. Il a débuté en 2009 un doctorat en études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal.  Son travail a été diffusé au Canada comme à l’étranger, lors de plusieurs expositions individuelles et collectives. Il a notamment participé à la Manif d’artde Québec, à Artransmédia en Espagne, à Espace en mouvanceau Chili ainsi qu’à la Biennale de Vrsac en Serbie.  L’année 2011 fut riche en expositions : expositions solo à la galerie Occurrence (Montréal) et au centre d’exposition en art actuel Plein Sud (Longueuil), expositions collectives à la galerie [SAS] (Montréal) en juin et décembre 2011 et participation à la Foire Papier 11 (Montréal). En 2012, son travail est présenté au centre d’artistes l’Œil de Poisson (Québec) ainsi qu’à la galerie [SAS] pour une exposition solo de grande envergure. Son travail a également été vu à la foire Scope de New York. Fred Laforge a reçu de nombreuses bourses du Conseil des arts et des lettres du Québec et du Fonds de recherche sur la société et la culture du Québec. Ses œuvres font partie de collections privées et institutionnelles dont celle du Musée national des beaux-arts du Québec.

Christelle Proulx a complété une maîtrise en histoire de l’art à l’Université de Montréal après avoir obtenu son baccalauréat, dans le même domaine, de l’Université Concordia. Soutenues par le Fonds de recherche sur la société et la culture du Québec et le Conseil de recherches en sciences humaines, ses recherches portent principalement sur l’étude de la culture visuelle et des technologies numériques. Elle a d’ailleurs récemment écrit sur des projets utilisant l’imagerie du Web dans le magazine Ciel Variable, en plus d’avoir présenté différentes conférences sur le sujet. Elle s’intéresse tout particulièrement à la pratique des artistes qui emploient les technologies dites « nouvelles », ou qui réfléchissent sur celles-ci.