Matérialité

  • Exposition collective
20 février au 1 mai 2021

Matérialité

 

Au croisement de l’archéologie, de la sociologie, de l’histoire de l’art,  de la philosophie et de l’anthropologie, l’empreinte et la trace font œuvre de mémoires individuelle et collective dans une perspective anachronique qui joue avec la porosité des frontières temporelles. L’empreinte et la trace se placent donc dans le champ discursif de la rémanence et de la survivance, concepts chers à Georges Didi-Huberman. Au niveau technique, toutes deux engagent la mémoire dans une perspective indicielle jouant sans cesse avec la présence et l’absence de l’objet de référence. C’est ainsi que le négatif et le positif, le vide et le plein, l’unicité et la reproductibilité se confrontent autant qu’ils se nourrissent. L’empreinte et la trace trouvent chez Andrée-Anne Carrier, Alexia Laferté Coutu, Annie Charland-Thibodeau et Annie Conceicao-Rivet, des pistes fécondes qui renouvellent notre vision du patrimoine, à la fois artistique et architectural. 

Vidéo sur le travail d’Annie Charland-Thibodeau par Camille Godin.

 

Vidéo sur le travail d’Alexia Laferté Coutu par Camille Godin.

 

Vidéo sur le travail d’Andrée-Anne Carrier par Camille Godin.

 

Vidéo sur le travail d’Annie Conceicao-Rivet par Camille Godin.

 

Crédit photos: Jean-Michael Seminaro.

 

Andrée-Anne Carrier procède par inversion, d’une part pour donner ses lettres de noblesse au domaine de la construction, d’autre part pour planter la statuaire classique dans le quotidien, voire le domestique. Ainsi, l’artiste renverse-t-elle les codes du sacré avec ceux du banal, dans une expression artistique qui ne manque pas d’humour. Dans l’œuvre L’Architecte des curiosités rencontre la jeune fille au chapeau, il est difficile de voir la statue colorée insérée, à l’envers, dans un cube de plâtre crayeux. Témoin d’une urbanité froide et uniforme, ce cube l’aurait-il engloutie? Au détour de l’œuvre, le spectateur pourra apercevoir les personnages enfouis, faisant presque l’expérience d’une découverte archéologique. L’œuvre Gagnant. Perdant. Tricheur. présente une série de trophées trempés dans un mélange de céramique liquide et de sable, substance réfractaire servant dans le processus de moulage à la cire perdue et utilisée pour la coulée du bronze. Cette substance sablonneuse. ne peut que faire penser aux amphores antiques couvertes d’une épaisse couche d’argile. Mais sous le revêtement poreux, pas question de bronze; les trophées sont en plastique. Ces reliques contemporaines ne présenteraient-elles pas un patrimoine matériel et immatériel en devenir?

Alexia Laferté Coutu ancre également son propos dans des perspectives patrimoniale et architecturale, mais en utilisant le bâti historique.  Ses œuvres sont autant d’empreintes qui se nourrissent d’un lieu spécifique et d’un moment précis. Avec ce nouveau corpus en verre coulé, c’est le Londres du milieu du XIXe siècle qu’elle révèle. En se promenant dans la ville, l’artiste fut séduite par des fontaine à boire de l’époque victorienne, conçues dans une perspective rédemptrice à la suite de l’épidémie de choléra de 1853. En appliquant de l’argile sur certaines parties de ces mobiliers urbains, à la manière d’un cataplasme, « thérapeutique ancienne qui consiste à appliquer sur une partie du corps un mélange d’argile et de plantes ayant la propriété d’absorber les toxines »1, elle pose alors un geste indiciel, riche et singulier. Son geste curateur rejoint donc l’histoire même de la fonction du monument sur lequel il est appliqué. Ces empreintes ont été par la suite moulées, avant d’y couler du verre, redoublant la vocation esthétisante d’un objet à la fois architectural et sculptural qui ponctue la cartographie de la ville.

Architecture et territoire trouvent aussi chez Annie Charland-Thibodeau des pistes de réflexion fécondes. L’exploration d’anciennes carrières et. la collecte de fragments de granit issus de monuments détruits par l’homme sont le point de départ de sa démarche artistique. Dans la série Les étendues, l’artiste évoque un processus de transformation de la pierre, tantôt laissée à l’état brut, tantôt polie par l’artiste. Ce lien entre nature et artifice, mais aussi entre passé et présent, appelle un acte mémoriel. Mélange de poésie et d’intuition, ces « faux vestiges »2 sont de nouveaux bâtis qui apportent une réflexion sur le territoire, à la fois matériel et immatériel. De plus, l’artiste porte un regard sur l’espace et la mise en espace grâce à un travail in situ. C’est ainsi que « des échos se tissent en aller-retour entre les spécificités du lieu d’accueil et les ajouts construits pour l’installation »3. En collectant la matière brute, en l’altérant puis en la restaurant dans un nouveau lieu, elle nous entraine dans une narration équivoque et chargée de mystères. 

Annie Conceicao-Rivet engage quant à elle un dialogue entre le verre et le cuivre, deux matières rarement mises en présence. Un certain lâcher-prise s’impose alors à l’artiste. Rien ne sert d’anticiper la forme que les sculptures prendront; les matières dictent leurs règles dans un travail d’empreintes et de superposition de couches. Le corpus présenté propose entre autres une rencontre entre des plaques de cuivre gravées que l’artiste a récupérées dans son atelier de gravure et du verre thermoformé qui constitue l’objet de récentes recherches initiées par son projet Chercher à effacer la lumière. Les œuvres de ce corpus poussent les limites physiques du verre afin d’observer sa réaction au contact des plaques. Comment s’adapte-t-il au cuivre? Comment compose-t-il sa propre empreinte à partir de celle d’un autre matériau? Il y a derrière ce travail de prise de forme une volonté de rendre visible l’invisible, mais aussi de faire œuvre de mémoire. Plus que cela, l’union entre ces deux matériaux permet à la matière de se révéler, voire d’apparaître sous une nouvelle forme et d’évoquer une nouvelle matérialité. 

En posant un geste dans la matière, en y laissant leur trace, Andrée-Anne Carrier, Alexia Laferté Coutu, Annie Charland-Thibodeau et Annie Conceicao-Rivet font œuvre de mémoire. Entre mémoire collective et mémoire quasi cellulaire, les artistes participent à la redéfinition, si ce n’est au renouvellement, d’une histoire matérielle et immatérielle de la matière et réaffirment la place du patrimoine bâti et artistique comme un ancrage atemporel de notre humanité.

– Charline Giroud et Émilie Granjon, commissaires

1 Démarche de l’artiste

Ibid

3 Ibid

 

Biographies d’auteures

Charline Giroud

Après un parcours universitaire et professionnel dans les domaines du marketing et de la vente en France, Charline a décidé de réorienter sa carrière vers le domaine des arts. Elle a ainsi suivi des cours du soir à l’Ecole du Louvre pendant deux ans avant de venir s’installer à Montréal pour entreprendre un baccalauréat en histoire de l’art et en muséologie à l’UQAM. Elle participe activement aux secteurs culturel et artistique de la scène montréalaise en s’impliquant dans divers organismes comme le musée de la maison Saint-Gabriel et l’association Théâtres Unis Enfance Jeunesse. Charline est également rédactrice pour la revue d’art actuel Ex_situ. Depuis janvier 2019, elle commissarie avec Émilie Granjon l’organisation de l’exposition Matérialité au CIRCA art actuel. 

Émilie Granjon

Détentrice d’un diplôme d’études supérieures spécialisées (D.E.S.S.) en gestion d’organismes culturels obtenu en 2015, à HEC Montréal et d’un doctorat en sémiologie obtenu en 2008 à l’UQAM, Émilie Granjon, en plus d’être théoricienne de l’art, essayiste et commissaire indépendante, dirige depuis mai 2016 le centre d’artistes CIRCA art actuel. Après avoir publié en 2012 Comprendre la symbolique alchimique aux Presses de l’Université Laval, elle a écrit en 2017, avec Fabienne Claire Caland Cinq fabricants d’univers paru aux Éditions Nota bene à Montréal. Trois ans plus tard, les deux auteures publient Miroirs, métamorphose et temps inversé, édité par SAGAMIE édition d’art, à Alma. Elle a entre autres commissarié l’exposition Déjouer les sens au Centre d’art Jacques-et-Michel Auger de Victoriaville en 2017 et en tournée au Québec en 2020-2021, puis conçu en 2019 avec Laurent Lamarche l’exposition collective LUMINA à la Galerie Stewart Hall de Pointe-Claire.

Biographies des artistes 

ANDRÉE-ANNE CARRIER explore les notions de familiarité, de perception et de réalité matérielle à travers la dérive formelle d’objets. Sa pratique artistique devient un espace de recherche pour interroger. notre rapport sensoriel aux objets issus de la culture de masse dont le cœur est évidé, des objets-parois ou contenants (gonflables, emballages, bibelots en céramique et vases kitchs, etc.). Carrier aborde l’espace comme lieu de relations et de tensions entre la forme, la contre-forme, la surface, le plein et le vide. Les relations spatiales explorées dirigent les rapports entre les choses comme contenants ou contenus. Dans son approche de la sculpture, Carrier semble prendre plaisir à perturber l’intégrité matérielle des choses, comme si le fait d’éprouver la substance d’un objet permettrait de comprendre sa réalité et d’en révéler d’autres dimensions.

ANNIE CHARLAND THIBODEAU est établie à Québec où elle a suivi une formation en sculpture. Son travail a été présenté au sein de divers événements et expositions individuelles au Québec, notamment au Centre d’art actuel Bang, au centre Regart et au Musée des beaux-arts de Sherbrooke. Elle a également pris part à des résidences d’artistes et diffusé son travail en Irlande, en Italie, en Islande et en Slovénie. Elle est présentement candidate à la maîtrise en arts performatifs à la Iceland University of the Arts / Listaháskóli Íslands où elle se penche sur les notions de monumentalité et de performativité des objets.

ANNIE CONCEICAO-RIVET inscrit sa pratique principalement en sculpture et en art imprimé.En 2013 et en 2016, elle est récipiendaire de deux bourses de la SODEC, ainsi que du Conseil des arts et des lettres du Québec en 2010 et en 2012. En 2019, elle recevait le soutien du Conseil des arts de Longueuil pour son projet Chercher à effacer la lumière dont l’intention est de tester le potentiel du verre en tant que matériau de création en sculpture. À l’été 2020, elle occupe la Maison Rollin-Brais à Longueuil afin de développer un nouveau corpus d’œuvres qui fera l’objet d’une exposition collective en 2021 au CIRCA art actuel à Montréal.

ALEXIA LAFERTÉ COUTU fait appel à des processus de transposition et de récupération dans sa pratique sculpturale et installative. Elle établit un dialogue entre l’expérience somatique et les histoires construites. Originaire de Montréal, Laferté Coutu a complété des études en beaux-arts à l’Université Concordia et à la Bauhaus Universität Weimar en plus de détenir une maîtrise en arts visuels obtenu à l’Université du Québec à Montréal en 2019. Son travail a été présenté dans le cadre d’expositions individuelles et collectives à la Galerie de l’UQAM et à Projet Pangée, à la Unit 1 Gallery au Royaume-Uni et à la DOOSAN Gallery en Corée du Sud.

Remerciements spéciaux de la part des artistes:

Andrée-Anne Carrier tient à remercier Jules Lasalle de lui avoir généreusement ouvert les portes de son atelier et du partage de son savoir-faire ainsi que les membres responsables de l’Atelier La Coulée pour leur soutien technique et leur ouverture sans limites à l’expérimentation.

Annie Charland-Thibodeau voudrait remercier le centre d’artistes Axenéo7 et le Musée des beaux-arts de Sherbrooke, qui ont accueilli la première mouture de cette installation en 2018.

Annie Conceicao-Rivet remercie le Conseil des arts de Longueuil, le Cégep Édouard-Montpetit, l’Atelier Verre design, Guy Loyer, Olivier Laporte, Maxime Cardyn-Oriani, Francois-Alfred Migneault et toutes les personnes qui l’ont aidé de près ou de loin dans la réalisation de ce projet.

Alexia Laferté Coutu aimerait remercier quant à elle le Conseil des arts du Canada pour son soutien, ainsi que Marc-André Fontaine, Éric Saindon et Louis Thompson pour leur assistance technique.