Colin Lyons : archéologue du futur
(…) imaginons que tout ait été détruit et qu’une nouvelle race fasse son apparition sur notre planète. Elle essaie de comprendre notre culture grâce aux objets que nous avons laissés derrière nous et tombe sur mes œuvres d’art. J’aurai changé du tout au tout la face des choses et personne ne connaîtra jamais la vérité.
Willie Cole1
Mémoire et ruines
Depuis le début du XXe siècle, les usines semblent se métamorphoser au gré des nouveaux produits et des nouvelles techniques de production. Tel un phœnix, l’industrie sait renaître de ses cendres, peu importe les situations. Ce sont les traces passées de ces transformations qui alimentent le travail de l’artiste Colin Lyons. Le statut qu’on donne aux ruines industrielles l’intéresse tout particulièrement. Il s’active à transformer et à déplacer des fragments, réels ou captés, issus de ces lieux oubliés.
Dans le corpus A Modern Cult of Monuments, l’artiste a opéré sur divers artefacts un traitement chimique aux effets opposés. Certains ont été minutieusement trempés dans l’acide, puis retirés et gravés afin de souligner les empreintes de corrosions. D’autres ont été artificiellement corrodés et nous apparaissent méconnaissables. Face à ces objets, le visiteur se trouve confondu sur leur temporalité réelle. Cette illisibilité installe une tension et des questions surgissent : d’où proviennent ces objets ? à quoi ont-ils servi ? à quelle période de notre ère ont-ils été utilisés ? Contrairement aux archéologues et aux historiens, l’artiste n’offre pas de réponses. Il nous invite plutôt à inventer des possibles pour ces objets et à nous questionner sur ce qui adviendra des objets de notre quotidien.
C’est de façon poétique que les œuvres de Lyons évoquent l’impact de l’obsolescence programmée2 sur notre rapport au monde, et plus particulièrement sur notre rapport au temps. Actuellement, tout s’accélère. L’obsolescence programmée ne semble plus s’appliquer qu’aux objets, mais semble également s’étendre aux façons de faire, de penser et de communiquer. L’impact de ces changements, essentiellement dû aux nouvelles technologies, est multiple. On le retrouve entre autres dans l’abandon des savoir-faire, ce qui engendre des pertes de repères, technologiques ou sociaux et des pertes de mémoire, personnelle ou collective. En cela, la Time Machine développée par l’artiste pour transformer les objets, en les préservant de la corrosion ou en les dégradant par la corrosion, semble se jouer métaphoriquement du temps et du cycle d’usage qui leur avait été assigné.
Temps parallèles
Le talent de Lyons réside dans sa capacité à nous transporter avec lui hors des murs de la galerie. C’est avec la posture de l’artiste en archéologue qu’il a exploré le Six-Mile Mill, un site oublié situé à dix kilomètres de Kamloops en Colombie-Britannique. C’est à cet endroit, sur les ruines de l’ancienne fabrique qu’il a réalisé une intervention directement sur les pierres de la fondation en les polissant comme s’il les apprêtait pour réaliser une lithographie. C’est la captation de ce lieu et de cette action qui est présentée dans la vidéo New Monuments/Old Foundations. Face à l’image en mouvement de la vidéo, le spectateur expérimente des temps parallèles, tel qu’on peut l’observer chez Bill Viola. Ces différents temps sont liés au passé de l’usine, à l’action de l’artiste et à la présentation dans la galerie d’objets issus de ce site. La cohabitation de ces temporalités met sous tension une série de dualités, notamment celle du passé industriel par opposition au présent artistique. L’environnement sonore de la vidéo envahit également la galerie. On y entend le son du frottement des pierres l’une contre l’autre ainsi que le bruissement des herbes, ce qui contribue à l’impression générale de déplacement physique et temporel. Il s’agit d’une invitation à être ailleurs et à prendre une pause et percevoir le temps de façon plus lente qu’à l’habitude.
Illusions
L’arrivée des nouvelles technologies a complexifié notre rapport au passé. L’outil informatique nous donne l’impression de conserver davantage les traces du passé. Cette impression n’est toutefois qu’une illusion. Lyons en a d’ailleurs fait l’expérience. Il a tenté de retrouver plus d’information sur le Six-Mile Mill et aucune trace de la fabrique n’avait été conservée dans les archives de la Ville. Dans cet échange, il a dû faire un travail semblable à celui d’un enquêteur. Il a ensuite noté l’ensemble de ses échanges sur une pièce intitulée Research into Industrial Remains Six Miles North of Kamloops. Cette œuvre prend la forme d’un dépliant de trois mètres de long et a été réalisée à partir d’encre de chlorure ferrique qui en assure l’autodestruction rapide. L’artiste y joint ses préoccupations sur l’obsolescence programmée, son intérêt pour les sites industriels en ruine et sur l’usage déplacé des techniques de gravure. C’est sans vanité qu’il nous partage dans cette œuvre son processus et sa quête d’informations en fixant d’avance la fin du récit.
Geneviève Goyer-Ouimette
1 Citation traduite provenant de Jocelyne Lupien et Jean-Philippe Uzel, Willie Cole, Ron Noganosh, Richard Purdy : Double Jeu : Identité et culture, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2004, p.13. Citation originale : Willie Cole, entrevue dans le catalogue de l’exposition Social Studies 4 + 4 Young Americans, Allen Memorial Art Museum, Oberlin College, Oberlin, Ohio, 1990, p.18.
2 L’obsolescence programmée est une stratégie commerciale visant à réduire la durée de vie d’un produit afin d’en augmenter plus rapidement la fréquence de remplacement.
Colin LYONS est né en 1985 à Windsor, en Ontario. Il a grandi à Petrolia, ville champignon associée à l’exploitation pétrolière et d’où lui vient son intérêt pour les ruines industrielles et les paysages dévastés. Ses travaux récents, qui fusionnent des techniques d’impression et de sculpture à de l’expérimentation chimique, renouvellent l’usage traditionnel de la plaque à graver pour produire une reconstitution des mouvements économiques de l’industrie. L’artiste s’intéresse ainsi à la fragilité et à l’impermanence de l’industrie, à son obsolescence programmée et à ce que nous choisissons d’en préserver. Lyons a complété en 2007 un baccalauréat à l’université de Mount Allison au Nouveau-Brunswick et une maîtrise en gravure à l’université d’Alberta en 2012. Son travail a été présenté dans des expositions solos aux États-Unis et au Canada ainsi que dans des expositions de groupe à l’étranger. On a pu voir ses travaux récents à Platform Stockholm (Suède), The Soap Factory (Minneapolis, Minnesota), OBORO (Montréal, Québec), ARTSPACE (Peterborough, Ontario), Judith & Norman Alix Art Gallery (Sarnia, Ontario), Klondike Institute of Art & Culture (Dawson City, Yukon), Kala Art Institute (Berkeley, Californie) et SPACES (Cleveland, Ohio). Il vit à Hamilton en Ontario.
Colin Lyons remercie le Conseil des arts du Canada pour son soutien. L’artiste et le CIRCA art actuel souhaitent remercier les membres actifs Jules Gaulin et Janet Logan pour la révision des textes, Jennifer Macklem pour la traduction, Guillaume Lachapelle, Vicky Sabourin, Éric Sauvé et Catherine Sylvain pour l’aide au montage.
Directrice du CIRCA art actuel depuis 2013, Geneviève Goyer-Ouimette a obtenu un baccalauréat en histoire de l’art et une maîtrise en muséologie à l’Université du Québec à Montréal. Au Musée national des beaux-arts du Québec, elle a travaillé au département de la conservation et de la recherche, à titre de responsable de la collection Prêt d’œuvres d’art (CPOA). À titre de commissaire, elle a également réalisé de nombreuses expositions dont les expositions collectives Projet HoMa (Maison de la culture Maisonneuve et Fondation Guido Molinari) et Ornementation identitaire (Consulat du Mexique en partenariat avec le CALQ et le FONCA) et les expositions bilans de Catherine Bolduc Mes châteaux d’air (EXPRESSION Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe et Salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval) et d’Éric Ladouceur Avoir/Savoir/Pouvoir (Musée d’art contemporain des Laurentides et Galerie Graff). Elle a également rédigé des textes tant pour des artistes que pour des revues d’art notamment sur le travail de Catherine Bolduc, Éveline Boulva, Marc-Antoine K. Phaneuf, Éric Ladouceur et Marcel Marois. En novembre 2015, elle sera commissaire de L’espace en dialogues une exposition regroupant dix artistes, présentée au CIRCA art actuel.