Blocs, mémoire

  • Michel SAULNIER
du 17 mai au 21 juin 2003

D’avril 2002 à mars 2003 j’étais artiste en résidence à Bamberg, en Allemagne1. J’y ai développé l’exposition Blocs mémoire et y ai conclu la production des oeuvres en écrivant ce texte.

Ma méthode de travail est très mtuitivè et se rapproche de la pensée sauvage j’invente un monde qui n’a de logique que pris dans son propre système. fi y a un point de départ et j’assiste, souvent étonné, à la transformation des motifs, des formes et des images. Au cours de la fabrication des oeuvres, l’ajout d’un petit élément, pourtant en lien avec ce qui précède, m’éloigne peu à peu de mon intention première et génère de nouveaux sens. A la fin à ces enchaînements, je constaterai par exemple qu’une nouvelle figure s’est ajoutée à mon bestiaire sculpté, dans ce cas-ci le chien. Côté matériaux et techniques, j’ai expérimenté pour la première fois le bricolage en carton et la photographie, et c’est par le biais de cette dernière que j’ai introduit la figure humaine comme motif principal de l’oeuvre. Mais reprenons l’histoire à son début…

Je suis arrivé à Bamberg avec le projet de faire des animaux de bois dans la ville, mais j’ai finalement opté pour la construction de villes imaginaires dans mes animaux. Partant de la cueillette de résidus urbains, comme des boîtes de carton déposées dans la rue pour la récupération, j’ai fait de mon atelier un laboratoire de recyclage et d’expérimentation sur le motif architectural et animalier. Ces boîtes ont bien souvent été mises à plat, puis plus ou moins inversées afm de reléguer au second plan les impressions couleurs, au profit du carton intérieur plus neutre. À ce travail de reconstruction se sont ajoutés quelquefois des éléments de modèles réduits, le but étant de donner une illusion de réel en miniature. Comme s’il s’agissait d’un vrai collage de bois, j’ai laminé ces boîtes et j’ai découpé/sculpté le tout à l’exacto. J’ai ajouté aussi par endroit du papier de couleur, du ruban gommé, de la peinture et de la photographie. Utilisée en début de projet pour la documentation de sites dans la ville, cette dernière est vite devenue un élément fondamental de ces sculptures. Je m’en suis servi d’abord comme motif, telle une tache de couleur, puis ensuite afin de raconter des anecdotes en rapport avec mes collègues et amis de la résidence. Ainsi, chacune des sculptures de Blocs mémoire raconte une petite histoire sur une ville et des gens.

Les sculptures qui forment le trio de chiens combinent blocs-affect et blocs-matière2. Ils témoignent de rencontres de voyages en Allemagne et, à un autre niveau, du développement d’un savoir-faire en matière de découpage et d’assemblage de boîtes de carton. Pour le chien assis, les photos montrent Kassel au moment d’une visite à la Documenta XI et illustrent comme personnage principal l’ami Martin de Hollande. C’est en faisant ce chien quej’ai commencé à retourner le carton, à laisser bien visible le ruban gommé d’assemblage, et surtout à suggérer un récit avec les images. Un jeu s’est instauré entre le dedans et le dehors, entre l’icone-chien contemplatif et les personnages. Le chien qui saute témoigne d’une collaboration, à la fin de l’été, entre les artistes en résidence de la Villa Concordia et un groupe de Bamberg, appelé Format B. Le chien debout sur ses quatre pattes présente des photos de Berlin. Il porte sur son dos une petite construction au toit rouge. Au-dessous l’architecture pénètre et se confond à l’animal. J’ai assis le chien-Kassel sur une sorte de personnage de carton tronqué au niveau du ventre. L’un sur l’autre, ils forment une figure totémique à connotation surréaliste: deux figures étranges se combinent à la manière d’une chimère. fi n’y a aucune logique, aucun lien avec la réalité objective, comme si l’assemblage du chien assis et de jambes humaines défiait le réel et proposait le rêve comme raisonnable.

Les 2 Veuves sont des bustes à la mémoire de Berlin. L’image du ‘mur’ y est suggérée dans la structure d’assemblage des boîtes. Le point de départ de ces bustes a été ma découverte de 40 emballages de Veuve Clicquot Je trouve amusant qu’on ait associé le nom du produit, en rapport au deuil, avec l’effet joyeux et emvrant du champagne. Berlin est aussi une ville intense et pleine de contrastes. Avec l’intégration d’arbres miniatures et d’espaces verts sur certains plans des boîtes, ces oeuvres esquissent l’idée du visage tout en évoquant une cité. Ici la mémoire se précise, le sujet se lie à une ville et à deux personnages, le tout étant unifié par la trame régulière du quadrillé et la couleur orange.

Enfin, en restant plus près de l’idée initiale de la fabrication d’une ville imaginaire dans des animaux, j’ai associé aux premières expérimentations d’atelier avec sanglier et chien, des constructions plus tardives, deux têtes animales avec portrait. A la manière des Villes invisibles d’Italo Calvino, se forme une Ville zoomorpiç, sorte de projet utopique sur le thème de la cité. L’oeuvre apparaît comme un ensemble complexe de connexions humaines, animales et architecturales réagissant les unes sur les autres.

Certaines des petites photos présentes dans les sculptures sont monumentalisées et exposées sur les murs de la galerie. Par le passage du monde intimiste des boîtes jusqu’aux formats magnifiés, par ce jeu d’échelle, je souhaite confondre comme ont pu le faire une Alice ou Gulliver. Cette série intitulée Fibonacci permet aussi de s’ arrêter plus longuement sur quelques images. Le jeu de certaines mises en scène avec le traitement des images fait très librement référence à l’histoire de la peinture et à la photo documentaire et contemporaine. On songe à De Vinci, Seurat, Wall… Ces images ont été retouchées partiellement à l’ordinateur3. Le titre fait référence au mathématicien Fibonacci (1170-1250), alors que j’emprunte son principe de séquence où chaque nombre se trouve être la somme des 2 précédents. La séquence des personnages sur les photos est donc 1-3-4-7.

En cherchant à contextualiser ce travail fait à Bamberg, j’ai réalisé que ma double préoccupation animaux-ville, origine de projets récents (installation du Parc Benny, Montréal 2000, Symposium de l’Outaouais, Gatineau 2000, projet du Canal Lachine dans le cadre de Artefact 2001, sculpture du Jardins d’arbres de la Domtar Montréal 2002. Cette résidence m’a aussi replacé dans le filon de mes cueillettes urbaines et de mes assemblages de bois peint du tout début des années 80 : recherche sur le motif architectural et les assemblages, côté intimiste des pièces, travail avec les jeux de blocs, couleur, références historiques… Je constate finalement, en songeant à ce travail fait sans contrainte et où se sont déroulées les combinaisons les plus diverses, qu’il m’importe encore et toujours d’inscrire le réel dans l’espace poétique, de laisser entrevoir d’autres mondes possibles.

Michel Saulnier

1. Six artistes du Québec et six artistes d’Allemagne, choisis dans trois disciplines différentes musique, littérature et arts visuels, ont été invités par le Ministère bavarois des sciences, de la recherche et des arts, ainsi que par la Villa Concordia de Bamberg où se déroulait la résidence. La sélection québécoise a été faite par le CALQ.
2. Comme dans le titre donné à ce texte, je m’inspire de termes utilisés par Giles Deleuze dans Qu ‘est-ce que la philosophie. Au chapitre? « Percept, affect et concept », Deleuze développe l’idée de l’oeuvre composée de blocs d’enfance, bloc de sensation, etc.
3. En octobre 2002 et en avril 2003 j’ai fait deux courtes résidences à l’Atelier d’estampe Sagamie. J’ai travaillé ces images numériques avec Claude Lamarche.

Texte de Nicolas Dickner en lien avec l’exposition

Site internet de l’artiste