Claustrophobie des grands espaces
- Nelly-Ève RAJOTTE
Nous vivons une ère d’anxiété et ce « mal du siècle » sournois trouble nos réponses sensibles au monde extérieur. Des lieux autrement paisibles se voient en effet détournés et interprétés par l’esprit anxieux dans une perspective étonnamment hostile. Ainsi, inspirée de ce caractère diffus et chimérique de l’anxiété, Claustrophobie des grands espaces présente au CIRCA art actuel deux environnements aquatiques et désertiques destinés à traduire les effets désordonnés de ce trouble.
Reconnue pour ses projections vidéo en extérieur, Nelly-Ève Rajotte utilise l’image pour transformer l’architecture et l’espace urbain en cinéma à ciel ouvert. Les images de paysages anonymes et autres non-lieux énigmatiques s’amalgament à l’ambiance sonore éclectique créée par l’artiste de manière à dramatiser l’appréciation des environnements supports des vidéos.
Pour Claustrophobie des grands espaces, Rajotte utilise le dispositif vidéographique caractéristique de son travail pour remettre la réception au centre du cube blanc de la galerie. La projection vidéo qui sublimait les espaces architecturaux et urbains génère dans le contexte circonscrit du CIRCA une œuvre immersive, voire un gesamkunstwerk* médiatique hypnotisant et anxiogène. Les stratégies de projection des vidéos convertissent le lieu clos en une ouverture sur les paysages affectifs promouvant l’expérience comme finalité même de son activité.
Matérialiser l’absence
La mise en scène de Claustrophobie des grands espaces présente un espace contemplatif dont l’exercice est toutefois dévorant. Cette tension est exaltée par le vrombissement discret à basse fréquence créé par David Kristian qui stimule l’anxiété. Un outil subtil et un sentiment obscur qui l’un et l’autre ne revendiquent jamais pleinement leur existence.
Le son n’existe pas « objectivement », mais fait ressentir sa présence. Il ancre ainsi l’œuvre dans une réalité spacio-temporelle parallèle à celle de la représentation. Le son s’évanouit dans l’espace en même temps qu’il y apparaît et nourrit l’expérience spectatorielle d’une présence toujours lacunaire. Le son délimite en ce sens un espace hors de la projection. Claustrophobie des grands espaces dilue le naturel dans le dispositif technologique comme le son fait éclater la structure de représentation dans l’expérience. Matériau encore non-traditionnel, le son détermine un rapport déconstruit à la représentation qu’il détourne de son support matériel. En d’autres termes, la perception sensible est aussi pleine et entière que le médium sonore est fragmentaire. Le son traverse les limites de l’installation, mais sans objet propre il reste difficile à cerner. Aux dualismes nature/culture, mort/vie, présence/absence inhérents à la représentation, il ajoute une fracture nouvelle entre la réception unitaire du spectateur et la dissémination des composantes de la représentation. Le son incarne à ce titre les effets de morcellement spécifiques à l’anxiété et aux outils médiatiques souvent marginalisés par les usages courants des arts visuels.
Le matériau sonore façonne l’interprétation des environnements picturaux et matériels; il absorbe les différents contextes et impose son ton alourdissant. Cette approche de la représentation déplace l’objet de la contemplation à l’expérience elle-même comme modèle sculptural, mobile et actif. L’expérience anime l’espace de la représentation. Ainsi, le dispositif de Claustrophobie des grands espaces sert une représentation jamais neutre, mais toujours trouble.
Représenter la réception
Claustrophobie des grands espaces présente dans les deux espaces du CIRCA des univers naturels dont l’occupation ou l’enregistrement témoigne d’une intervention humaine. Les espaces partagent une même bande sonore de même qu’une certaine complémentarité formelle de manière à marquer la frontière strictement conceptuelle entre leur réception émotive. Ils manifestent ainsi la pureté brute de la nature de même que sa dissolution dans le mécanique magnifié par la vitesse de défilement des images.
La représentation minimale et fantomatique des éléments se fond au mouvement organique et électronique des images. Les effets non-naturalistes du montage interprètent une forme de disparition, voire la mort lente de l’originel dans le dispositif scénique. La temporalité de l’œuvre s’aligne sur le mouvement reléguant alors la nature à un décor inquiétant. Claustrophobie des grands espaces met en scène la complexité des effets inhérents à l’expérience des lieux. Les installations médiatiques produisent des environnements dont la portée sensible oscille entre l’enivrement et l’étouffement. Cette expérience se double d’une impression de distance et d’éloignement qui contraint le spectateur à une position méditative, voire à une prise de conscience du soi regardant.
Le dispositif interdit à cet effet d’embrasser d’un seul regard la projection dans son entièreté. Les images et le regard se déplacent donc à des rythmes autonomes et cristallisent leurs ballets irréguliers autour du corps du spectateur. Comme le rappelle le son insistant, l’environnement ne se réduit pas à la surface de projection des vidéos, mais à l’expérience physique du lieu. Le métissage du son, des images et de l’espace place le spectateur au cœur de la représentation. La qualité immersive du dispositif rompt avec les habitudes et les codes de la représentation classique, l’expérience individuelle et les sens remplacent l’exercice d’interprétation narratif comme un processus clos, érudit et déterminé.
Claustrophobie des grands espaces envahit l’espace au profit d’une confusion sincère entre l’œuvre et son expérience. La réception déborde de l’œuvre et s’exerce dans les sens du spectateur. Cette dislocation de l’œuvre et de son expérience accuse le sentiment anxieux, livrant finalement le spectateur seul à ses affects.
Claustrophobie des grands espaces décloisonne le discours sur l’œuvre pour s’intéresser à sa réception sensible. Le dispositif formaliste de Rajotte met en valeur l’activité du spectateur si bien, qu’à travers la construction insidieuse de la réponse anxieuse, il rend compte des jeux d’interprétations et d’usages propres à l’art. Claustrophobie des grands espaces met l’accent sur l’expérience individuelle qu’elle oppose à l’idéal de l’œuvre close et déterminée. La standardisation des espaces d’expositions et de la réception est mise à l’épreuve par l’hybridité de l’installation. La réception se pense alors enfin en termes perceptifs et auditifs de sorte que la présence monumentale de l’œuvre se négocie spécifiquement en regard de la réponse sensible de son spectateur.
Dominique Sirois-Rouleau
* Concept esthétique issu de la philosophie romantique allemande qui désigne une œuvre d’art totale, soit une œuvre qui amalgame une diversité de médiums et de disciplines artistiques.
Après un baccalauréat en histoire de l’art, Nelly-Ève Rajotte entreprend un second diplôme de premier cycle à l’École des arts visuels et médiatiques (UQAM), formation qui se solde par l’obtention d’une maîtrise en 2006. Dès lors, elle explore l’intégration de la vidéo à l’architecture en parallèle d’une pratique en performance audio-visuelle. Outre de nombreuses expositions en sol québécois – à la SAT, à la Fonderie Darling, à la Parisian Laundry, à Occurrence, au Centre CLARK, à L’Œil de Poisson et à Optica – ses œuvres ont été diffusées dans plusieurs festivals au Canada et à travers le monde, tels que : MUTEK, Festival International du film sur l’art de Montréal, International short film festival of Berlin, Official Selection Transmedial (Berlin), Moscow International Film Festival et le Finnish Contemporary Art Fair.
Dominique Sirois-Rouleau est commissaire et critique indépendante, dans ses recherches elle s’intéresse à l’ontologie de l’œuvre contemporaine et à la notion d’objet dans les pratiques artistiques actuelles. Elle a participé à différents colloques internationaux tels que ceux du CIHA, de l’AAUC-UAAC et de l’Acfas. Les observations sur les discours et les arts émergents de Sirois-Rouleau ont été publiées dans les ouvrages Art et politique (PUQ, 2011), Les plaisirs et les jours (PUQ, 2013), de même que dans divers catalogues et revues comme RACAR, esse art + opinions, Espace art actuel et ETC MEDIA. Titulaire d’un doctorat en histoire et théorie de l’art, elle enseigne aussi à titre de chargée de cours dans différentes universités au Québec.