DEÇÀ – DELÀ
- Lisette LEMIEUX
» Trop de distance et trop
de proximité empêche la vue.«
Pascal
Le titre coiffant cette exposition appelle la cohabitation de la proximité et du lointain. La fréquentation des oeuvres installées dans la galerie du Circa, du mur-claustra érigé entre les deux piliers de la galerie, aux installations inscrites sur et dans les murs périphériques de celle-ci, offre à l’oeil vigilant des échanges fructueux entre des surfaces et des profondeurs de champ où la lumière et l’ombre se disputent des territoires communs.
Nous sommes conviés à la «traversée du miroir» et des apparences pour y débusquer des parcelles de sens, en fouillant les entrailles corporelles comme celles du temps, de l’espace et du cosmos: images du corps humain préservant ses mystères, investigation des plis et replis de la «matière grise», faille insondable du temps, cristallisation géométrique de la spirale sans fin de Fibonacci, lecture des veilleurs de la nuit, regard sur l’urbain et sur l’universel.
Empruntons une métaphore tirée de la terminologie scientifique du monde des sensations pour traduire cette approche: le système gustatif est proximal, mais requiert la complicité du système olfactif, distal, pour être effectif, l’un nourrissant l’autre. Goûtons goulûment les deux.
Cette exposition est une invitation à épier d’un regard frontal autant qu’oblique des univers à la fois familiers et étrangers.
L’espacement des colonnes centrales de la galerie est comblé par une claustra, nommée SCOPIE, constituée d’enroulements de pellicules radiographiques dont la lecture est soustraite au regard. Ces clichés des profondeurs du corps humain, que des rayons Röntgen ont permis de produire par rayonnement électromagnétique, sont des témoins auxquels on doit accorder foi, puisqu’on ne les perçoit que par la tranche. Ils sont également anonymes, puisque les identifications des patients ont été biffées.
La figure emblématique de l’homme vitruvien de Léonard de Vinci, aux membres déployés, traverse cette paroi incurvée comme sous l’effet d’un souffle; elle nous rappelle l’envergure de ce visionnaire de la Renaissance appliqué à codifier la règle des mesures et des proportions du sujet humain. Les recherches dans le domaine esthétique, médical et scientifique lui sont redevables de cette vision pénétrante et de cette aspiration à repousser plus loin les limites du savoir.
Ce lacis de circonvolutions miroitantes dans lesquelles s’engouffre la lumière et dont les reflets sont constamment changeants selon les déplacements, évoque la complexité de l’humain, dont la nature ne se livrera jamais totalement, malgré la sophistication de nos moyens d’investigation de pointe. À cet effet, les supports radiologiques, déjà obsolètes, ont été supplantés par des images électroniques, comme la photographie analogique l’a été par la numérique également.
Ce «mur des lamentations» est un révélateur miroir des maux corporels, de ce corps à la fois près et éloigné de soi, puisqu’on en oublie l’importance jusqu’au moment où il donne des signes de défaillance. C’est par le biais du manque qu’il signale sa présence.
Les plis et replis des circonvolutions de MATIÈRE GRISE cachent plus de mystères qu’ils n’en révèlent; ils en traduisent les limites, malgré les avancées fulgurantes de la recherche actuelle. Cet organe si matériel et si immatériel à la fois, aux quelques 100 milliards de neurones et 1000 milliards de cellules gliales, siège de la pensée fine et des fonctions complexes du corps humain, est celui devant lequel la science fait acte d’humilité. Le delà de l’inconnu éclipse le deçà du connu.
«Le temps est la faille de la création, toute l’humanité y a sa place.»1
La connotation du delà est dramatiquement évocatrice dans l’oeuvre LE TEMPS… La rupture de la planéité par le découpage d’une citation du dramaturge Heiner Müller, ouvre sur un gouffre dont la Nature ne peut s’échapper.
Le temps obéit aux lois de la dérobade perpétuelle. Sa course est inéluctable et toute tentative pour l’exorciser et le traquer dans ses derniers retranchements est vaine.
L’oeuvre TROU NOIR se situe dans le sillage de ce thème temporel. Cette percée sombre, où la perte des points de repère déstabilise notre perception, exerce un pouvoir d’attraction teinté de vertige. Nous sommes plongés dans l’immensité des espaces sidéraux où la mesure des limites est sidérante. Cet univers astronomique insondable, dont l’énergie des trous noirs dépasse notre entendement, semble nous happer. «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie», pour reprendre une citation de Pascal.
FIBONACCI est une suite mathématique à caractère géométrique dont chaque rangée est le résultat de la somme des deux précédentes. Ce Léonard de Pise, surnommé Léonard Fibonacci, mathématicien du XIIIe siècle, ce «passeur» des connaissances arabes, inventeur de la suite récurrente qui porte son nom, est un précurseur dans l’application des sciences exactes à la nature et dans la figuration de la spirale à progression à l’infini. Il a contribué à observer et à codifier la croissance exponentielle que l’on observe dans certains phénomènes micro et macroscopiques. Léonard de Vinci lui est redevable dans l’élaboration des proportions de la «règle d’or».
La disposition des suites en effet miroir évoque la portée qu’a eue ce docte savant sur l’évolution des sciences exactes dans l’histoire; elle lance également un clin d’oeil à l’écriture spéculaire (inversée) de l’autre Léonard, celui de Vinci.
Une autre oeuvre à caractère «installatif», S’ÉCLIPSER, constituée de sept niches, – ce chiffre évoquant en filigrane les jours de la semaine, le repère temporel proximal – emprunte la figure d’un astre pudique qui se révèle partiellement avant sa phase de plénitude, pour s’éclipser graduellement et disparaître dans les coulisses de la nuit. C’est un astre humble dont la luminosité reflète celle d’un autre, plus éblouissant, dont la superbe tolère mal la concurrence. Cette virgule nocturne marque le passage du temps, ponctue nos nuits, assure la vigie et agit comme un témoin de l’astre solaire.
Les griffures, soulignées par la lumière rasante, rappellent les reliefs de ce veilleur nocturne. Clair de lune, mais Clair de terre également, si, par position inversée, nous voyions d’au-delà, la réflexion nocturne de notre planète. S’ÉCLIPSER parle également de l’évasion dans l’onirique quand «on est dans la lune», ou que l’on veut «filer à l’anglaise».
L’oeuvre URBI ET ORBI qui occupe l’ouverture nord-est de la galerie, propose une lecture de la ville et d’au-delà de celle-ci à travers une trame formée de lettres de l’alphabet, et dont le motif langagier n’est reconnaissable que dans un deuxième temps. Une fois l’effet optique de pixellisation produit par la lumière, mis au second plan, l’oeil fait le balayage de ce qui est perçu à travers cette grille lettrée: la ville, l’immédiat et l’au-delà de la ville, le monde.
Cette installation, intégrée étroitement à la morphologie de la galerie, ouvre une fenêtre sur le monde ambiant et lointain, sur la proximité de la ville, où bientôt la moitié de la planète vivra, et celle du monde où les distances s’amenuisent. Cette ouverture nous conforte dans notre aspiration à décrypter un peu notre monde, à y débusquer un sens de l’appartenance afin d’échapper à «l’ensauvagement du monde, de la crise du signe, de la crise de la distance, au bénéfice de la trace et de la proximité.»2
Cette oeuvre reconduit une préoccupation artistique personnelle qui se situe au confluent des images et des signes écrits dont les croisements créent des échanges féconds.
Ces oeuvres inscrites entre la prégnance de l’immédiat et l’attrait d’au-delà offrent au regard, oscillant de part et d’autre de ces parois perméables, des parcours porteurs de sens et des lectures éclairantes, furtives et pénétrantes de nos espaces.
Lisette Lemieux
1. MÜLLER, Heiner Quartett, 1991
2. DEBRAY, Régis Julien le fidèle ou le banquet des démons, 1995, Commentaires tirés de cette pièce de théâtre.
FORMATION
1980 Maîtrise en arts plastiques, UQÀM
1972 Bac. spéc. en arts plastiques, UQÀM
1969 Licence en histoire de l’art, Université de Montréal
1966 Bac. ès arts, Université Laval
1963 Bac. en pédagogie, Université Sherbrooke
EXPOSITIONS INDIVIDUELLES
2007 Centre d’exposition Circa, DEÇÀ – DELÀ, Montréal
2001 Centre d’exposition Circa, Tour-Re-Tour, Montréal
1999 Espace 502 Édifice Belgo, Montréal
1997 Centre d’exposition Grave, Vitoriaville
1996 Centre d’exposition Circa, Table des matières… Montréal
1995 Galerie Axe-Néo-7, Table des matières… Hull
1993 Galerie Verticale, Laval
1992 Galerie Trois-Points, Signes, Montréal
1991 Galerie Trois-Points, Corpus et Urniformes, Montréal
1988 Galerie Trois-Points, Verticalités, Montréal
1987 Galerie du Musée, Verticalités, Québec
EXPOSITIONS COLLECTIVES
2004 Centre d’exposition Circa, La sculpture et le vent, Montréal
2001 Centre d’exposition Circa, Visions totémiques, expo. itinérante – Île de Montréal
1998 Centre d’exposition Circa, Rouge, Montréal
1997 Galerie Axe Néo-7, En cause – Brancusi, Hull
1996 Centre d’exposition de Baie-Saint-Paul, Espaces baroques et figures allégoriques
1995 Biennale du dessin, de l’estampe et du papier-matière, Alma
1998 Centre d’exposition Circa, Rouge, Montréal
1991-92 Exposition internationale de verre contemporain, Rouen, France
1991 The Glass Art Gallery, Toronto
1990 Art Gallery, Ambassade du Canada, Washington, DC
1989 Finnish Glass Museum, Riihimaki, Finlande
Lisette Lemieux souhaite remercier le comité de perfectionnement de l’UQÀM pour son appui financier.
Article Isabelle Masse dans Espace Scultpure, #83, 2008
Critique de Françoise Belu dans Vie des Arts, #209, 2007-2008