La conjugaison des pensées complexes

  • Louis Bouvier
18 mars au 22 avril 2023

Galerie I

 

«La conjugaison des pensées complexes» de Louis Bouvier

avec «Requiem» de et avec Anne Thériault et Virginie Reid.
Vêtements : Hannah Isolde. Consultation artistique : Rosie Contant

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Ce que nulle part sait. La conjugaison des pensées complexes de Louis Bouvier a des petits airs de romance victorienne.

L’atelier de Bouvier est situé dans l’ancienne salle paroissiale de l’église anglicane St-Mary, à Hochelaga, qui a été emportée par les flammes en 1923. Le fantôme de cette église anglaise, égarée loin dans l’Est francophone, a dû exercer une pression excessive sur mon imaginaire. Lorsque j’ai visité l’atelier de Louis, les œuvres en chantier m’ont immédiatement ramené à ma lecture d’Erewhon de Samuel Butler, paru en 1872.

Erewhon est une de ces satires qui tendent un miroir à la société dont elles sont issues, mais qui, à force d’imagination, finissent par engendrer des univers parallèles, réclamant leur propre souveraineté, aussi improbable soit-elle. On peut établir des équivalences, des concordances avec l’objet de leur dérision, l’interprétation de ces livres refuse d’être réduite à un pur schéma, une grille d’équivalences. En suscitant le sentiment d’un lieu, ces relations de voyages extraordinaires échappent aux arrêts de la définition. On peut les lire pour ce qu’elles disent, on finit par les recevoir pour ce qu’elles sont.

Erewhon, n’est-ce pas, est l’envers de Nowhere. Un pays conjectural, oublié aux antipodes, dans un pli de la Nouvelle-Zélande ou de l’Australie. Le genre d’endroit qui, avant l’avènement du système de positionnement global, pouvait tranquillement prospérer dans le bénéfice du doute, et dont les ruines continuent d’échapper à tout relevé aérien. Dans mes souvenirs de voyage imaginaires – qui, je dois le dire, remontent à quelques décennies –, des sculptures chantantes gardaient l’entrée du pays de Nulle part. De hauts pylônes de pierre, percés comme des flûtes, où le vent modulait une mélodie fantôme. Je suis retourné vers le livre, histoire de vérifier cette image. Butler nous assure que le chant des statues reprend un air d’Haendel, et va jusqu’à fournir une partition. Les pylônes, que j’avais érodés jusqu’à l’abstraction, sont des idoles ataviques, des monstres de pierre, rescapés de quelque obscure anthropologie, antérieure de millénaires à l’inexistence d’Erewhon.

Bouvier m’avait expliqué qu’il construisait des sculptures-thérémines, dont les champs électromagnétiques s’accorderaient à ceux des visiteurs. Des instruments qui joueraient par la simple présence humaine, tout autant qu’ils inviteraient à la maestria de virtuoses de passage. Au moment de ma visite, les quatre sculptures, encore en attente d’évoluer vers leur stade d’ornementation final, étaient néanmoins fonctionnelles. Les armatures de bois, dénuées de finition, laissaient voir les composantes électroniques destinées à les transformer en corps conducteurs. Ces appendices étaient apparus par la grâce de l’électronicien Léandre Bourgeois. Bouvier, qui ne tarit pas de louanges pour ses collaborateurs, m’annonça que nous aurions même droit, un peu avant mon départ, à une démonstration de l’âme musicale du dispositif par ses officiantes chorégraphiques, Anne Thériault et Virginie Reid. J’y reviendrai.

Nous avons quitté l’atelier et sommes passés à l’étage, où Bouvier a son bureau et ses machines. Les tables et les murs étaient encombrés de papiers et de livres, de miniatures et de babioles, éparpillés autour du poste informatique. Il m’expliquait qu’il en était encore à déterminer la texture des sculptures et les objets qu’il comptait y greffer. Son vocabulaire formel, avec ses assemblages ludiques, qui empruntent à l’archéologie et aux arts décoratifs – avec une prédilection marquée pour les excès colorés du style Memphis –, me permettait d’en imaginer l’allure finale. J’étais heureux d’esquisser des images mentales avec l’assurance de me tromper, un peu à la manière des premiers chasseurs de fossiles qui nous ont permis de rencontrer les dinosaures tout en se méprenant sur la couleur de leur épiderme, le détail de leur dentition ou de leur plumage… De telles dérives prouvent que les images continuent d’évoluer à notre insu dans le terreau de la mémoire. Et que le travail de l’imagination, comme celui de la vie même, obéit à une inertie fertile qui s’affirme en creux.

Il y a un rapprochement évident à faire entre la méthode de Bouvier et les techniques qui permettent de deviner, à partir d’un bout d’os ou d’un fragment de poterie, le portrait en négatif d’animaux ou de civilisations disparus. Mais là où les scientifiques cherchent à recomposer une image perdue, Bouvier veut en susciter une nouvelle, qui échappe au schéma entendu. Je ne peux m’empêcher de déceler, dans ce type de démarche, le spectre du langage. Paléontologues ou archéologues se livrent à un travail d’effeuillement des strates géologiques, à la recherche des notes de bas de page qu’ont pu y inscrire les vivants. Les fragments étalés sur les bâches, les tables à tréteaux, sont comme autant de signes à classer. Ils invitent les scientifiques à un exercice de conjugaison complexe, où ils tentent de terminer les phrases incomplètes de la matière. Les sculptures de Bouvier ne sont pas que des rébus à déchiffrer (pas plus, d’ailleurs, que les corps perdus des vivants). Un principe d’incomplétude reste à l’œuvre, qui se nourrit de l’assurance qu’aucun discours ne saurait épuiser la richesse de la pensée.

Bouvier pratique, depuis ses débuts, une anthropologie latérale, cultivant les rapprochements improbables, multipliant les relations horizontales entre des objets d’apparence étrangers, tant dans leur fonction qu’en ce qui a trait à leur pedigree. Il construit des mobiles, où des références asynchrones se conjuguent, momentanément, pour manifester l’idée d’autre chose : les traces d’un ailleurs, toujours différé, dont l’accès, à jamais interdit, n’en demeure pas moins titillant. Les objets qui les composent, et dialoguent entre eux, ne cessent de nous rappeler qu’ils appartiennent à un temps réel, une réalité vivante, aussi difficiles à localiser soient-ils. Ils laissent deviner ce que Nulle part sait, et que seul le temps permet d’apercevoir.

Bouvier m’explique comment il se nourrit constamment d’images du quotidien, qu’il ramène à l’atelier pour les transformer. Il collectionne les traces de ce qui semble devoir échapper au temps et à la mémoire. Disons qu’il a croisé un homme dans l’autobus, un vieux ponque, l’oreille chargée de bijoux. Louis prend une photo en catimini. Une fois de retour à l’atelier, il se met à sculpter une oreille, quoi d’autre? Puis à chercher l’ornement. Il retrouve un idéogramme hobo qu’il admire : un X chapeauté de vagues, signifiant Eau fraîche, campement sécuritaire. Il ajoute, au creux des axes du X, deux yeux… Ça fera une belle boucle d’oreille…

Il y a, comme chez les archéologues de la première heure, un peu de banditisme dans l’attitude de Bouvier. Mais ses pillages sont combien plus inoffensifs. C’est un peu comme s’il avait fait irruption dans le laboratoire avant que les techniciens n’aient terminé l’analyse des artéfacts, s’en saisissant, par pur enthousiasme, pour les ramener à son atelier, où il en produit des copies de travail, avant de tranquillement revenir les remettre à leur place, sans que personne n’ait pu se sentir lésé par l’emprunt. Il a, dans l’atelier, tout le loisir de céder à la fascination, et de produire, à l’aide d’une imprimante 3D ou d’autres techniques de moulage, des modèles à manipuler. Il entreprend alors de reproduire, en les dessinant ou en les sculptant à la main, des copies infidèles, dont les contours, les matières, les textures, évoluent tentativement. Les choses changent de taille, de couleur ou d’expression, mais continuent de se ressembler. On pourrait nommer ces sosies incongrus artéfaux, pour les distinguer des artéfacts originaux qui, après avoir été momentanément libérés de leur servage, sont retournés au sommeil des faits.

La méthode s’applique à toutes les échelles. Bouvier commence par deviner la silhouette d’un objet. Ce qui se dessine sur papier, ou sur écran, peut éventuellement, se déployer dans l’espace, et devenir sculpture. Il esquisse, à partir d’une intuition de départ, une ligne de contour, puis il cherche le point d’appui, le socle qui permettra à l’objet de tenir. Celui-ci, en devenant sculpture, se met à rayonner de relations, de greffes possibles.

Échapper à l’inertie structurelle, devenir quelque chose, voilà le rêve de toute matière. Bouvier cherche, dans l’application de ses gestes, l’articulation des fragments, des conjonctions poétiques. L’artéfact se métamorphose. La copie cède le pas aux variations. Le schéma s’effrite. Un objet en devient une autre, doté d’un corps, d’une intention dissemblable. Une chose en appelle une autre. Le fragment n’est pas chez Bouvier la trace d’une totalité perdue, à reconstruire, mais une entité qui se met à briller de ses propres lueurs, réclamant sa place au cœur d’un mobile, aussi évasif soit-il.

 

Leçon d’hypothéen

La jeunesse d’Erewhon – cela aussi, je l’avais oublié – se prépare à la vie adulte en fréquentant les Collèges de Déraison. On y étudie la philosophie hypothétique, qui privilégie, au-delà de la raison pratique, la pensée potentielle. Cette discipline assure que ce qui inexiste exerce, dans la balance des choses, une influence réelle sur ce qui est. Pour les Erewhoniens, ce qui peut arriver est inextricablement lié à ce qui arrive en fait, et une vie juste se fonde, plus que sur la manipulation du probable, sur la reconnaissance du possible. Si on voulait ramener cette vue de l’esprit à des conceptions contemporaines, on pourrait dire que c’est comme si vibrait partout autour de nous une « matière noire » du possible.

Afin de parfaire l’arsenal mental de leurs pupilles, les professeurs de Déraison prodiguent des leçons d’hypothéen, une langue archaïque d’où la pensée potentielle tirerait ses origines. La satire de Butler s’attaque, de toute évidence, au latin des collèges classiques et des services religieux. Elle aurait tout aussi bien pu viser les cosmologues contemporains, qui nous assurent à grand renfort de modèles mathématiques – et en dehors de toute vérification empirique – que l’Univers n’existe pas seul. Il y a pour moi une charge poétique à l’évocation de Butler qui permet à la satire d’échapper à l’objet de sa dérision, et à rejoindre, à travers temps, des pensées futures. L’idée d’un langage spéculatif capable de saisir la vibration de mondes possibles, partout autour de nous, exerce une fascination indéniable. Les statues qui gardent l’entrée d’Erewhon entendent les vibrations du plurivers. Et les artéfaux de Bouvier reconduisent une leçon d’hypothéen.

 

Catastérismes

Les silhouettes désarticulées des fossiles, inhumées des sols, ont des interlocuteurs célestes, combien plus éthérés, sous la forme des constellations. Une parade de figures humaines et animales, une panoplie d’objets flottants, d’ascendance antique, s’affirment dans la nuit des temps, par la simple force de projections humaines.

Des esprits par trop pratiques n’y voient qu’un boulonnage de points lumineux, d’un arbitraire enrageant. Un cortège d’imposteurs, une collection de toc, des trompe-l’œil composés d’étoiles disparates… Les constellations, avec leurs figures à peine reconnaissables, ne sont même pas de bonnes peintures à numéro.

Qu’on nous explique, en accusant la naïveté des anciens, que ce sont des soleils lointains, dont l’ondoiement radioactif titille nos radiotélescopes, n’arrange rien à l’affaire. Les astronomes déduisent la forme des astres en déchiffrant leur signature électromagnétique. Avec les avancées de leur science, le musée des constellations et la musique des sphères ont cédé le pas à des fréquences plus abstraites. Celles-ci permettent la composition d’images de synthèse; ces rendus artistiques, dont le photoréalisme nous fait croire à une vision directe des corps célestes, alors qu’il s’agit d’une vue de l’esprit assistée par ordinateur. Les technologies d’imagerie numérique renouvellent les pièges du naturalisme en voulant nous faire oublier la réalité de leur artifice.

Nous n’avons pas d’accès direct à la réalité des corps célestes. De quelque substance qu’ils soient faits, ils sont également pétris dans l’obscurité de l’imagination. Les reliefs lumineux des constellations répondent à ce que les linéaments des fossiles affirment en creux : ils souhaitent échapper au carcan des schémas, et affirmer la réalité d’un corps, pour ainsi accéder à la vie terrestre. Ces entités en animation suspendue réclament leur place parmi les choses qui existent en s’immisçant dans l’œil et l’esprit d’observateurs terrestres. Les constellations flottent là, au creux de l’espace-temps, pour nous rappeler aux reliefs de la conscience. La leçon naïve des étoiles tient : on a trop tôt fait l’économie des mystères.

 

Mésopotamies

Une des plus vieilles constellations connues porte le nom du Bouvier. Ptolémée la décrit dans son Almageste, au 2e siècle. Mais c’est à un poète, Aratus de Soles, qu’on doit sa première évocation, cinq siècles plus tôt, dans ses Phénomènes. Ce long poème narratif s’attarde à la catastérisation, le processus par lequel les êtres et les choses s’éthérisent et rejoignent le firmament. Un bouvier, pour ceux qui ignorent tout de la vie fermière, garde les bœufs. C’est l’homologue du berger, et l’ancêtre du cowboy, sans ses six shooters.

On ne sait pas comment le Bouvier de la constellation a gagné son ciel. Ce pourrait être un des inventeurs mythiques de la charrue, promu par la déesse Déméter, mère des moissons. Une version plus truculente veut qu’il s’agisse d’Icarius, un vigneron à qui Bacchus aurait révélé le secret de la fabrication du vin. Ses amis, invités à goûter la cuvée nouvelle, en auraient abusé. En s’éveillant de leur stupeur éthérée, ils se résolvent à assassiner Icarius, qui dort encore. Ivrognes assurés que leur compagnon de beuverie avait voulu les empoisonner.

Cette étrange histoire d’étoiles a tout à voir avec la logique hypothéenne qui préside à La conjugaison des pensées complexes. Nous sommes en 1859. Charles Darwin vient de faire paraître The Origin of Species. Samuel Butler, qui a vingt-quatre ans, fuit l’Angleterre, où ses parents le destinaient au clergé anglican. Il vogue vers l’hémisphère sud, et la Nouvelle-Zélande, Nowhere, où il espère infléchir le cours de sa vie. Il vit parmi une multitude de moutons, sur une ferme qu’il baptise Mesopotamia Station. Il a tout le temps de réfléchir et publie un pamphlet intitulé « Darwin Amongst the Machines », dans l’édition du 13 juin 1863 de The Press, un quotidien de Christchurch. L’essai est signé « Cellarius » – un moine administrateur dans la tradition catholique. Butler sera le premier à suggérer d’appliquer la théorie de l’évolution au règne machinique, et à soutenir que nos mécaniques finiront, à force d’attention humaine, par s’émanciper et réduire en servage l’espèce qui leur a donné naissance.

Lorsqu’Erewhon paraît, huit ans plus tard, il est de retour à Londres. L’ouvrage, publié sous couvert de l’anonymat, se présente comme une relation de voyage. Trois chapitres y sont consacrés à la description d’un Livre des machines, un ouvrage fictif qui approfondit l’argumentaire du pamphlet de 1863, et démontre pourquoi les Erewhoniens, éveillés au péril des machines, ont décidé d’interrompre l’évolution de ces dernières, pour les reléguer à un Musée des machines, où leurs restes font figure de nouveaux dinosaures.

Un jeune homme victorien, fuyant les excès et les hypocrisies de sa société, revient de Mesopotamia Station, avec son nom du début de la civilisation, et imagine un monde qui bifurque. Aux antipodes, il a veillé sur ses moutons. S’est donné un nom de moine. Et a écrit un pamphlet sur la fin des temps nouveaux. Les machines sont des objets qui, en générant du mouvement, tendent à échapper à leur propre inertie ontologique. Quelle différence entre elles et des sculptures chantantes? La conjugaison des pensées complexes, comme Erewhon, nous propulse dans une zone d’incertitude, qui nous rappelle que les objets ont plus d’un tour dans leur sac pour réclamer leur place au milieu des vivants. Butler et Bouvier ne sont ni hommes de foi, ni hommes de science. Ils s’aventurent plutôt dans un étrange entredeux, où la matière se joue joyeusement de nous, et l’âme de l’univers se soustrait à notre attention.

Mésopotamie station. Ce pourrait être le titre d’une exposition de Louis Bouvier, avec son nom de pâtre céleste. Nous voilà de retour dans son atelier, dans un recoin d’une ancienne salle paroissiale anglicane. Où il a fabriqué quatre sculptures chantantes, qui me rappellent la lecture ancienne d’un livre de nulle part, écrit par un homme qui voulait fuir son époque. Bouvier me confie qu’il vient de quitter, après douze ans de loyaux services, son emploi de conseiller en vins à la Société des alcools du Québec – où j’ai, sans rancune, profité de ses lumières – pour se consacrer à son art. Ce n’est que plus tard, en faisant des recherches sur Butler, et la Constellation du Bouvier, que je découvrirai l’esquive du jeune homme, et la chute d’Icarius, le vignoble originel et son étrange conjonction avec l’histoire du Bouvier.

Dans une ancienne salle paroissiale anglicane, une histoire de nulle part, rescapée d’une mémoire, d’un livre ancien, s’était remise à résonner en moi. C’est ainsi que la vie se joue, par des exercices de conjugaisons simples, qui nous ramènent au mystère de ce qui arrive, et qui, si nous n’y faisons pas attention, pourrait être tout autre.

 

Musique lointaine

Nous sommes de retour en 2023, dans l’atelier anglican. Anne Thériault est montée mettre fin à la leçon d’hypothéen, convier Louis et moi à assister, dans quelques minutes, à la pièce pour performeuses et sculptures, intitulée Requiem, qu’elle concevait avec Virginie Reid.

Une fois de retour dans l’atelier, j’ai demandé à Anne ce dont ce Requiem chanterait la mort, et elle a répondu qu’il honorait le passage fragile, en ce monde, de toutes les performances. Les machines n’ont pas à contenir notre fin. Anne s’est approchée d’une des sculptures, comme une chanteuse à son micro. Une figure qui nous fait dos. Prêtresse ou oracle, le visage masqué par la proximité au dispositif. Un écho sourd monte d’un creux secret. D’un ailleurs qui semble dépasser des limites de l’objet, ou de l’atelier même. L’électricité des corps conducteurs, les uns humains, les autres sculpturaux, s’entremêle. Virginie est debout, tout près, derrière la console en hémicycle d’une seconde sculpture, modulant, de ses mains, un accompagnement lancinant. Ses gestes, délicats et précis, contrastent avec la solidité de l’objet. Les notes d’une berceuse infinie, promise à continuer toujours. Un air capable de faire se retourner la matière dans son sommeil.

Anne et Virginie, danseuse et musicienne, savent que le son, qui peut sembler sans corps tant il voyage avec légèreté, est pure matière. Un courant passait, où la distinction entre qui ou ce qui chantait ne tenait plus. Quelque chose s’était mis à léviter dans la pièce. Les sculptures révélaient leur vraie nature. Ni purs objets, ni pures images. Non plus que simples machines. Plutôt des instruments, les sites d’une musique, d’une sensation vivante. Par leur truchement, une matière obscure, un liant crépitant, flottait entre toutes choses. Nous touchions à la certitude que les corps, pas plus que les consciences, ne se réduisaient à eux-mêmes, ou les uns aux autres, que tout, dans la vie, se tissait dans les allers-retours entre les évidences de la matière et celles de l’imagination. Quatre sculptures résonnaient en accord, comme si, elles aussi, ressentaient tout ce qui se joue entre nulle part et nous. Une constellation fantôme s’était remise à briller, à bruire des signaux du possible. Un Requiem pour ce qui reste, quand tout semble avoir été dit.

–Daniel Canty

 

Biographie de l’auteur

Daniel Canty est écrivain, etc. Il élabore, depuis la fin du 20e siècle, une œuvre où l’écriture se prête à toutes les métamorphoses : scénarisation et réalisation, dramaturgie, création de livres, d’interfaces, d’installations, d’expositions ou de parcours.

Son dernier livre, Sept proses sur la poésie (Estuaire, 2021)où il tente de démontrer que « La poésie est, parfois, une qualité de la lumière », a été finaliste au Grand Prix du livre de Montréal. Il fait suite à La société des grands fonds (La Peuplade, 2018), une exploration des rapports flottants entre la littérature, l’eau et le temps, qui a été finaliste au Prix du Gouverneur général du Canada et au Grand Prix du livre de Montréal.

Canty est également l’auteur, entre autres, des livres Mappemonde (Le Noroît, 2015), Les États-Unis du vent (La Peuplade, 2014) et Wigrum (La Peuplade, 2011), du feuilleton Costumes nationaux (costumesnationaux.com) et d’une série d’« auto-science-fictions » présentées dans divers contextes d’art actuel. Il a dirigé la « mise en livre » de VVV (Éditions du passage, 2015), atlas géopoétique de ses odyssées transfrontières avec l’artiste Patrick Beaulieu, et de la trilogie La table des matières (Le Quartanier, 2006-2009).

Ses projets récents incluent une partition poétique pour l’opéra de chambre de Keiko Devaux L’Écoute du perdu (2023) et le livre d’artiste L’île Emaü (2022), une longue lettre adressée à nous par une intelligence artificielle future. Il a de nombreux projets. danielcanty.com

 

Biographie de l’artiste

Originaire de Montréal où il vit et travaille, Louis Bouvier puise son inspiration dans une multitude de sources telles que l’histoire, l’archéologie ainsi que les mouvements et cultures alternatives. Son travail installatif l’a amené à utiliser une foule de matériaux différents : le plâtre, le bois, la pierre, le bronze, la céramique, le dessin et l’impression 3D. Entamant sa carrière en 2010, il a exposé au Québec, au Canada, aux États-Unis et en Europe. Il a participé à de nombreuses résidences internationales : Centre des arts de Banff (Alberta), PILOTENKUECHE (Allemagne) et NARS Foundation (Brooklyn). Appuyé à plusieurs reprises par les conseils des arts du Québec et du Canada, il a exposé dans différents centres d’artistes : Centre CLARK (Montréal), L’Écart (Rouyn-Noranda), Caravansérail (Rimouski), Galerie Sans Nom (Moncton), Maison des artistes visuels francophones (Winnipeg) et cette fois au CIRCA art actuel (Montréal). Bouvier détient une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’UQAM.

 

Remerciements

Tout d’abord, merci à Anne Thériault, sans qui je n’aurais jamais eu l’idée d’intégrer des thérémines à des sculptures, aussi pour son soutien moral et sa présence importante et indispensable à tous les niveaux de ce projet. Merci pour ta sensibilité et ta douceur.

Un énorme remerciement à Léandre Bourgeois, sans qui je n’aurais rien accompli. Il est le technicien/magicien/musicien/programmeur/artiste/super humain/génie que ça me prenait pour accomplir ces idées folles. Sans lui, le projet serait encore dans le fin fond de ma tête.

Un remerciement spécial à Virginie Reid pour sa contribution musicale, merci d’avoir embarqué dans ce projet les yeux fermés et avec le sourire.

Merci à Daniel Canty pour sa plume, je me sens privilégié de pouvoir maintenant lire une œuvre littéraire, qui prend forme à partir de la matière même de mon travail artistique.

Merci à l’équipe du CIRCA art actuel d’avoir cru en ce projet fou.

Je tiens aussi à remercier le Conseil des arts du Québec et le Conseil des arts du Canada pour leur soutien.