Le Grand Nettoyage

  • Annie CONCEICAO-RIVET
du 30 avril au 28 mai 2011

En secret la nuit dans un grand magasin, je suis là à emporter sur moi un mannequin en plastique. J’ai fait exprès de prendre un grand mannequin vide de l’intérieur et sous une ampoule de la pièce je découpe la silhouette sur toute sa longueur. Avec une attention sensible je mesure la graisse de chacun de mes membres et, soupesant les données et contemplant les lisses vides et cavités de l’objet, je me demande si ma force physique pourra tout emporter de l’espace du magasin; l’air, les lignes et les formes en négatif.

Je suis devant les tourniquets d’une boutique. Je passe en même temps qu’une autre femme. J’ai fait exprès de me précipiter dans l’engin et en m’excusant auprès de celle-ci je lui cache consciemment la vérité; j’ai aimé la résistance de l’entrechoc de nos deux corps, ma chair de poulet se moulant et se démoulant à ses multiples réseaux épidermiques, exerçant à des millions de vapeurs la chaleur d’un frein d’urgence sur une surface de béton.

Mes souliers de sport adhèrent harmonieusement au tapis roulant. Je suis bien, au dessus de moi-même, et j’observe l’action de mon corps comme s’il s’agissait d’un objet d’étude en laboratoire. D’ailleurs, après une seconde d’inattention, je constate que mon doigt à appuyé sur l’accélérateur, tellement fort qu’une empreinte presque imperceptible à marqué l’endroit. Mes pieds suivent la course qui s’enclenche dans l’humidité de la pièce. Je vais vite, plus vite. Mes tempes se mouillent et je saisis un point fixe, droit devant. Je sais que j’irai jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement complet de mon système qui se réhabilitera.

Le sol de béton se remplit vite, à une vitesse effroyable; rouge, jaune, feu. Le jaune dépasse du contour noir et paisible de la forme en négatif. L’implication de mes mains semble programmée à tout couvrir, faisant l’expérience de la durée interminable du remplissage. Douze heures maintenant qu’elles s’agitent. Leur tremblement est tellement intense que même si la surface disparaissait, elles resteraient encore là dans une obsession tragique. Le pouvoir de ne plus m’arrêter déclenche dans mon corps une formation tentaculaire, une énergie en forme de rhizome capable de se déplacer avec beaucoup d’intuition; je ne sais plus où je vais, mes repères visuels, flous, se résorbent. Par contre, j’entends très précisément claquer le son de la chair qui avance, se mouvant doucement. Quelque chose pendouille entre mes cuisses, racle le sol et revient percuter mon entrejambe, plusieurs fois. Au bout de l’objet, un oeil, amovible. Comme il ne semble pas mauvais au goût, je le mets dans ma bouche et le croque juste un peu, pour voir. Je continue ainsi à avancer dans la pièce, m’accompagnant de l’organe. Ma démarche est aveugle et je me fais l’effet d’un jeune canard maladroit rencontrant pour la première fois les herbes hautes à proximité des lacs. Je crois que je ne connais rien tout à fait; j’essaie.

Belinda Campbell


 Artiste multidisciplinaire, Annie Conceicao-Rivet explore la notion de fragilité de l’existence humaine en lien avec la présence de dispositifs de pouvoir (dispositifs parmi lesquels on retrouve la norme et l’autorégulation), et ce qu’ils engendrent comme domestication du corps. Son approche est d’intervenir sur le local, sur ce qui est disponible, sur ce qui est à proximité sensible de son corps et qui la touche intimement. Et ce qui est étroitement lié à sa réalité, c’est l’action de son corps en contexte d’atelier. Sa démarche actuelle interroge la présence d’automatismes dans l’activité de son processus de création. Elle réfléchit le corps, ses limitations personnelles, sa matérialité, lorsqu’elle fait le geste de donner au média l’empreinte de son corps. C’est un moyen qu’elle emploie pour comprendre l’enjeu du corps comme acte de relation, pour se réapproprier son corps en lui attribuant un nouveau rôle donnant accès à la transformation de son être, de ses relations humaines et de son rapport à l’environnement. 

Conceicao-Rivet détient une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal, sous la direction de Gisèle Trudel. Son travail a été présenté dans le cadre d’expositions individuelles en 2009 au centre d’artistes Presse-Papier (Trois-Rivières) et en 2010 à l’espace La Chaufferie (Montréal), et collectives en 2008 à Caravansérail (Rimouski), en 2009 à la galerie Verticale (Laval) et au Musée d’art contemporain des Laurentides (St-Jérôme). Elle participe à une exposition duo en 2011 à Arprim (Montréal). 

L’artiste remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec, l’équipe de Circa, le centre d’artistes Oboro, HexagramUqam, René Lemire, Gisèle Trudel, Stéphane Claude, Félix-Étienne Tétrault, Frédéric Tremblay, Marie-France Légaré, Bélinda Campbell, Manuel Conceicao et les nombreux collaborateurs pour leur appui au projet.

Belinda Campbell est artiste multidisciplinaire. Elle travaille surtout en performance, vidéo, son, dessin et poésie. Elle a présenté plusieurs fois son travail, notamment à Axe Néo 7 à Hull-Gatineau, à L’oeil de Poisson à Québec, à Dare-Dare et à Optica à Montréal. Vous retrouverez ses projets sur son site internet.