Mise en échec
- Martí ANSON
Pour obtenir une réussite, il faut préalablement s’être fi xé des objectifs. La réussite est le croisement entre les objectifs fixés au départ de l’action et l’atteinte de ces objectifs sur le point d’arrivée. L’échec est le rendez-vous manqué entre ces deuxpoints. Nous vivons dans un monde dominé par le concept d’objectif : il faut avoir desobjectifs, savoir se fixer des objectifs, consulter ses objectifs, atteindre ses objectifs, rencontrer ses objectifs. L’objectif est le roi du domaine de la réussite et la réussite, eh bien, est devenue le paradigme total, incontournable et indiscutable. L’échec, n’en parlons pas, il vit loin dans la banlieue de notre royaume, reclus et honteux. L’art n’est-il pas la grande preuve, le déploiement concret et matériel de la réussite ? Et pourtant, combien de ratages, de dérapages, de barbouillages, de détournements, d’actes inconscients, d’aléatoires, de risques, de chutes, d’errances, d’échecs et encore d’échecs, dominent le monde de la création…
Mise en échec est une exposition sans prétention qui présente deux artistes, qui ont simplement éliminé l’objectif – et donc les chances de réussite -, pour se concentrer sur la construction laborieuse d’une oeuvre consacrée à l’échec. De prime abord futiles et incertaines, ces oeuvres ouvrent la réfl exion sur tous ces objectifs, ces attentes, ces réussites et ces échecs qui encombrent nos vies.
Martí Anson
En décembre 2004, et pour 55 jours de travail ouvrables, Martí Anson s’est acharné à construire, dans un centre d’exposition de Barcelone, un voilier de plaisance, grandeur nature. Seul, sans aucune expérience concrète dans ce type de construction, avec quelques plans du fabricant glanés sur internet, dans un espace sans issue pour l’en extraire, avec un délai trop court pour le terminer, l’artiste a mis en scène ses propres rêves de grandeurs, ses frustrations personnelles et ses attentes. L’échec était offi ciellement annoncé, le public ne devait s’attendre à aucune surprise signifiante. Le Fitzcarraldo a été détruit, et a emporté avec lui des heures de labeur inutile.
Martí Anson travaille sur les attentes, les frustrations et les échecs, sur le labeur en soi, sans fi nalité, sans issue, sur les pertes d’énergie et les fausses résolutions de problème. Par ses constructions architecturales, ses photographies et ses vidéos, il travaille – tel Gabriel Garcia Marquès et ses Chroniques d’une mort annoncée -, avec cynisme et humour à l’élaboration d’attentes, inévitablement déçues. Véritables chiens de Pavlov dans un monde d’action hollywoodien, nous sommes affamés de provocations, de surprises, de confrontations, de nouveautés, de déséquilibres. Et cette faim est le terrain de jeu de l’artiste, qui ne vous donne rien d’autre à manger que votre propre main.
Pour le projet présenté chez Circa, Anson s’est appliqué à travailler sur un absurde vol de tableau qui n’aura jamais lieu. Infl uencé par les films de vol américain du type Ocean Twelve ou the Killing, (confondant le Québec avec les États-Unis), des films de vol brillants, coûteux et technologiques, il a tenté faire de même à ‘l’espagnole’ (un autre cliché, étant lui-même Catalan), soit avec très peu de moyens, sans précaution, sans discrétion et sans finesse. Pourquoi un vol ? Parce que le vol d’oeuvre d’art serait un des grands marchés secondaires de ce siècle. Pour attirer l’attention. Parce que comme le dit Woody Allen, dans le film Prends l’oseille et tire-toi : « Ça vaut la peine. L’horaire est bon, tu es ton propre patron et tu rencontres des gens intéressants. En général, c’est un bon emploi. ». Parce qu’un vol est une oeuvre d’art…
L’oeuvre à voler était au choix de la commissaire. Le Ken Dryden de Serge Lemoyne du Musée des Beaux-Arts de Montréal a été choisi parce qu’il est plus facile à copier qu’un Riopelle, plus complexe qu’un Borduas. Elle n’a que trois couleurs simples de base, ce qui simplifi e l’exécution. Sa valeur de revente est inférieure aux Basquiat, Beuys, Richter qui l’avoisinent, mais elle est imprégnée d’un symbolisme culturel auquel nous sommes sensibles.
Donc, ni l’artiste ni son équipe de travail ne connaissaient le musée, l’oeuvre, l’artiste, la toile, le hockey, le masque du gardien de but ou les couleurs de l’équipe. C’est à partir de quelques images, du plan remis aux visiteurs à l’entrée et d’une carte postale de la toile achetée à la boutique, qu’ils ont reproduit à Mataró le vol du Ken Dryden de Serge Lemoyne au Musée des Beaux-Arts de Montréal. Fiction et réalité s’entremêlent. Un objet lourd de sens ici, devient des taches de couleurs à reproduire là-bas. Nous rejouons l’échec fondateur des premiers contacts entre l’Europe et l’Amérique. Nous espérions que notre invité soit ému et inspiré par nous, qu’il en soit transformé. Hélas, le monde contemporain lui a appris à construire une parodie de nous, chez lui, sans nous.
Natasha Hébert
Expositions solos
2004 Fitzcarraldo. 55 dies treballant en la construcció d’un veler Stela 34 al CASM (55 jours de travail sur la construction d’un voilier Stela 34 au CASM), Centre d’Art de Santa Monica, Barcelone, Espagne
2002 L’apartament (L’appartement), Galeria Toni Tàpies, Barcelone, Espagne
2001 L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, Iconoscope, Montpellier, France
2000 Invitación a esparar – Invitación a passear (Invitation à passer – Invitation à attendre), Sala Alternativa Siglo 21, Malaga, Espagne
Expositions collectives
2004 Mediterraneo –Arte Contemporanea, MACRO, Rome, Italie
2004 Art portuguès i espanyol dels anys 90, Caixafòrum, Barcelone, Espagne
2004 Looking Further, Thinking Through, Listasafni Reykjavíkur Art Museum, Reykjavik, Islande
2003 Falsa Inocència (Fausse innocence), Fundació Miró, barcelone, Espagne
2002 Hiroshima Art Document 2002, Hiroshima, Japon
2001 Arte Emergente, Exposition des prix de la Fundación Nuevo Milenio, A Coruña, Espagne
L’artiste tient à remercier le département de la culture de la Generalitat de Catalunya, la Galerie Toni Tàpies de Barcelone, Innventia, La Garlopa, Rafaël Bianchi, David G. Torrès, Joan Fernàndez, Oscar Fernàndez, Francisco Lòpez, Glòria Pou, Lourdes Mora.
Natasha Hébert vit entre Barcelone et Montréal. Elle est critique d’art, écrivaine et commissaire d’exposition depuis 1999.
Article de Natasha Hébert, Espace Sculpture, #78, 2006