Somewhere

  • David NAYLOR
du 20 novembre au 18 décembre 2004

Nous étions à l’atelier ; je faisais la connaissance de David Naylor en même temps qu’il m’apprenait comment il avait travaillé aux oeuvres que nous avions sous les yeux. Il me disait avoir tout d’abord récupéré du mobilier, dont trois fauteuils, un divan et un récamier. Il n’en conserva que les structures de bois. Il construisit ensuite autour de ces structures une sorte d’enveloppe rigide faite en contreplaqué, qu’il avait préalablement recouvert d’une fine couche de plâtre auquel il avait ajouté de l’ocre. Le résultat est tout ce qu’il y a de plus éloquent : cinq volumes arborent la forme grossière de ce qui semble être un fauteuil, un divan, un récamier, en devenir. Je n’ai pas tout de suite su que ces formes cachaient les structures bien réelles d’un mobilier, et me demandai pourquoi l’artiste avait opter pour de telles formes ? Alors, un étrange mouvement de l’esprit s’est imposé, qui s’est mis à juger les formes comme si l’artiste avait trouvé un juste milieu entre forme sculptée et forme modelée. Sans doute, l’aspect terreux des surfaces avait-il joué en faveur de ce jeu de l’esprit. Le fait d’avoir appris que les formes recelaient la structure qui les avait causées n’annula pas cette impression que les oeuvres pouvaient aussi bien avoir été taillées que modelées. Bien au contraire, l’impression se transmua en une véritable hypothèse. Les sculptures continuaient d’avoir l’aspect d’un mobilier dont les formes étaient en train d’être dégagées par soustraction de matière. D’un autre côté, en sachant que le sculpteur obtint de telles formes en cernant la structure d’un meuble à force d’ajointer des pans de contreplaqué jusqu’à envelopper complètement la chose, il devenait difficile de ne pas reconnaître dans cette manière de procéder la technique du modelage.

Nous nous quittâmes sans avoir parlé du titre de l’exposition. Mais quelques jours plus tard, je reçus le petit mot suivant : « […] Bonjour Jean-Émile, j’ai oublié de vous dire que le titre de mon expo est : “somewhere”. J’aime bien les titres, même si la question est problématique, et l’on se lasse de toujours voir “sans titre #…”. Je ne suis pas sûr de celui-ci mais enfin, c’est fait. L’idée vient d’une phrase que j’ai écrite en pensant à l’évolution de mon travail avec les ocres : “All stories start arbitrarily somewhere, or do they ? I mean, do they start arbitrarily” ?» Ainsi, « somewhere », qui allait devenir le titre de l’exposition, était la plus petite unité sémantique d’une interrogation de David Naylor sur la question de l’origine. Et elle semblait venir signifier, à quelques jours d’intervalle, l’ambiguïté que j’avais éprouvée devant les oeuvres quant à leur mode de fabrication : taille ou modelage ? Cette ambiguïté avait-elle pour fonction d’exprimer, à l’instar du titre, la complexité de la question de l’origine ?

Un petit retour sur le passé de l’oeuvre de David Naylor confirme que l’artiste n’en est pas à ses premières références aux deux types universellement connus de pratique de la sculpture, la taille et le modelage. Banc de Blanc, une oeuvre de 1984, résulte d’un empilement de sections de poutres de bois de différentes longueurs. La disposition des blocs de bois est manifestement commandée par l’idée de donner à la sculpture la forme approximative d’un fauteuil. Banc de Blanc procède donc du modelage, le motif du fauteuil ne servant que de prétexte à l’action de modeler des vides et des pleins. Toutefois la matière modelée est constituée de poutres de bois. Dès lors une ambiguïté surgit du moment que l’artiste modèle sa sculpture au moyen d’une matière taillée si je puis dire. David Naylor exprimait ainsi à la fois la taille et le modelage mais sans l’ambiguïté qui règne dans des oeuvres de Somewhere. Les Malentendus datant de 1995 et 1996, mais surtout Deux bateaux dans la nuit de 1997, portent eux aussi les indices manifestes d’une mise en représentation du faire. David Naylor avait taillé des formes dans des masses trop petites pour elles. Il contrevenait ainsi à la logique de la taille qui veut que ce soit les dimensions du bloc à tailler qui déterminent celles de la forme à sculpter. David Naylor mettait ainsi en scène la taille au point précis où se rencontrent la forme et la matière, mais exactement là où cette rencontre ne pouvait pas avoir lieu, faute de matière si l’on peut dire. Cette stratégie n’était pas sans engendrer chez les spectateurs cette opération de l’esprit qui consiste dans de tels cas à compléter la forme en imagination. N’était-ce pas là un moyen d’évoquer le modelage ? Et qui plus est de l’évoquer dans le défaut même de la taille ; taille et modelage se trouvant ainsi l’un et l’autre convoqués à travers une seule et unique pièce.

Dans Somewhere, David Naylor trouve cette fois le moyen d’évoquer modelage et taille en un seul geste. Il faut, je crois, en imputer le génie à la décision de David Naylor de sculpter une enveloppe, ou plus exactement l’enveloppement de l’enveloppe, c’est-à-dire l’action à la fois de cerner et de découper le pourtour d’un objet. D’un objet ou d’une idée ? Vieux débat de l’ancienne théorie du dessin : qu’est-ce qui informe la matière ? est-ce l’idée qui gît dans l’esprit de l’artiste ? ou est-ce l’aspect de ce dont l’artiste sait parfaitement rendre chaque trait ? David Naylor semble bien dorénavant faire de la présence simultanée du modelage et de la taille une figure possible de la complexité de la question de l’origine ; figure qu’il redouble en confrontant le spectateur à la question de savoir ce qui cause les oeuvres de Somewhere ? Qu’est-ce qui commande le geste du sculpteur au-delà du fait qu’il opte pour la taille ou le modelage ?

Un geste qui semble manifestement se produire sur le modèle d’un geste d’enveloppement dans Somewhere. Or, cet enveloppement donne à l’enveloppe la forme d’un mobilier, et pas n’importe quel mobilier, un mobilier fait pour accueillir le corps, le corps fatigué ; un corps que l’âme cherche à tranquilliser, à pacifier, à reposer de ses incessantes rencontres avec le réel. Et comment y parvient-elle ? N’est-ce pas cette âme qui, pour apaiser le corps, insuffle à la pensée l’idée d’un vide, ou plus exactement d’un évidement où trouver le repos, dès lors qu’il inaugure une distance avec la réalité ? Un évidement, où le corps, parce qu’au repos, rencontrera son âme et lui sera redevable d’avoir insufflé à la pensée l’idée même d’une paix à laquelle elle trouvera des formes, celle de l’art en particulier.

Que nous apprend Somewhere à la lumière de l’expérience dans laquelle les oeuvres nous plongent ? Que rien n’est sans origine, soit. Mais qu’à l’origine de l’origine, il y a le geste, l’acte, qu’aucun arbitraire ne saurait engendrer.

Jean-Émile Verdier


Originaire de la Saskatchewan, David Naylor vit et travaille à Québec. Il est professeur à l’École des Arts visuels de l’Université Laval. Parmi ses principales expositions récentes, soulignons Snow (2002) et L’origine du mimosa (2001) à la galerie le 36, Malentendu (1998) à la galerie des arts visuels de l’Université Laval, Deux bâteaux dans la nuit à la galerie le 36 et La Nuit à l’OEil de poisson (1997), exposition pour laquelle il s’est mérité le Prix Reconnaissance Videre attribué par la Ville de Québec. En collaboration avec Alexandre David, il a réalisé Façade, une oeuvre in situ présentée lors de la Première Manifestation internationale d’art de Québec en 2000. Le Musée national des beaux-arts du Québec et le Musée régional de Rimouski lui ont consacré des expositions individuelles respectivement en 1981 et 1992.

Article de Jérôme Delgado dans La Presse, 5 décembre 2004