Terminaisons Chromatiques

  • Elisabeth Picard
du 11 septembre qu 09 octobre 2010

Je ferme les yeux.

À l’instant même, un réseau de lignes surgit et circule en dehors de la masse, dans une direction opposée. Ce mouvement crée alors un flux et un reflux, au sein desquels se meut la matière de la masse devenant presque liquide. Tout à coup, cette affluence d’oscillations dévie brusquement et forme un vortex qui entraîne tout : les rubans reprenant leur forme originelle se rejoignent et disparaissent, avalés par une autre dimension.

Je me coupe du réel. Sous mes paupières closes, les images disparaissent lentement. Je me concentre sur le souffle de mes poumons. Les bruits environnants s’intensifiant, je dois respirer encore plus profondément pour les expulser. Ne reste que ma respiration intimement liée aux battements de mon coeur.

Dans le noir, l’espace reste libre et vierge jusqu’au moment où se manifestent des transformations spatiales. Tout flotte autour de moi. Je suis au sein d’un paysage virtuel. Malgré la noirceur, je peux y percevoir une multitude de sinuosités, de souples lanières de matières inconnues regroupées tel un amas serré de rubans qui glisse sans but. Cet ensemble flottant, immense noeud qui se contracte et se dilate calmement, vibre en harmonie avec mon rythme cardiaque.

Dans ce nouveau paysage, les bandes de matière s’allongent côte à côte sur toute leur longueur. Une lumière crue frappant chacune des arêtes formées par la superposition des rubans, les rend radiants comme si chacun était un tentacule qui renferme sa propre source d’énergie pouvant conduire l’électricité et diffuser la chaleur. Ce paysage se transforme alors en vecteur d’énergie. À sa surface, mon regard glisse et voyage en s’abandonnant aux ombres et à la lumière.

J’ouvre les yeux.

Au loin, une lumière apparaît; son rayonnement s’amplifie doucement et graduellement, à la manière d’un lever de soleil. Elle arrive enfin jusqu’à moi puis éclaire la masse de rubans qui se déplace dans l’espace, toujours de façon erratique. Je peux ainsi y distinguer certains détails : de subtiles couleurs dans les tons de terre et de sable. Des bruns. Des jaunes. Des ocres. Des rouilles. Même des verts. Toutefois, la matière est indéterminée. Écorce ou aubier ? Branches ou racines ? Tissu ou carton ?

Tout en observant et en me questionnant, ma contemplation disparaît.

Devant moi, s’étend un autre paysage. Je ressens et perçois ses vides et ses pleins qui ne peuvent exister les uns sans les autres. Coexistence oblige. Espace béant résultant d’une rupture, d’une fracture, d’une faille, le vide témoigne de l’absence, témoigne d’une trace disparue dont la forme nous permet de saisir sa relation avec le visible.

En plus d’être des vides, ces ruptures, fractures et failles correspondent au temps nécessaire pour que fusionnent, en moi, ma sensation et ma compréhension de l’Univers.

Elisbeth Picard, août 2010


En dialogue avec les lois régissant le fonctionnement de l’univers, le travail d’Elisabeth Picard se construit à partir de l’exploration des phénomènes naturels et de leur incidence sur l’environnement. Elle s’intéresse aux relations qui existent entre les phénomènes de croissances et de transformations ainsi qu’à la complexité des structures engendrées. 

Par la sculpture, elle induit un mouvement à la matière, de façon à ce que l’architectonie créée soit développée selon ces phénomènes universels. Suivant des techniques artisanales, elle utilise des matériaux industriels afin de créer un contraste entre leur apparence brute et le nouvel aspect naturel qu’elle leur donne. Pour ce faire, elle met en valeur leurs qualités matérielles par des manipulations : croissance 

par l’accumulation de couches, découpage de failles, transformation, déformation, mouvement par la torsion, lumière et capacité de translucidité. Elle s’intéresse aux propriétés physiques et mécaniques de ces matériaux bruts dans le but de les élever à un certain niveau de raffinement démontrant leur potentiel architectural. 

Elisabeth Picard complète présentement une maîtrise en arts à l’Université Concordia, concentration fibres. Elle a reçu la bourse du CRSH, du FQRSC ainsi que plusieurs bourses de l’Université Concordia afin de poursuivre ses études.

Depuis 2005, elle a exposé son travail au Québec, entre autres à la Galerie Arts Sutton, à la Galerie d’art du Parc à Trois-Rivière et à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce à Montréal et en Ontario au Gladston Hotel à Toronto. L’exposition de son projet de maîtrise aura lieu prochainement à Diagonale, Centre des arts et des fibres du Québec. De plus à l’hiver 2011, elle donnera une première charge de cours au Baccalauréat en fibres de l’Université Concordia. 

L’artiste tient à remercier particulièrement Josée Picard, Martin Sénéchal, Jacques Sénéchal ainsi qu’Eric Simon pour leur soutien.

Site internet de l’artiste

Article de Jocelyn Connolly dans Espace 96, 2011

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