The Fourth Kingdom
- Maude BERNIER CHABOT
Légende urbaine : un visiteur, dans un musée d’art contemporain, passe une heure, ému aux larmes, à regarder un banal mur en construction pensant avoir affaire à une œuvre majeure. Dans la salle, le gardien, gêné, n’ose rien dire de la nature réelle du tas de parpaings contemplés. Si l’histoire se réfère au supposé n’importe quoi formel de l’art actuel, elle vient toucher à une corde sensible de la création, celle du statut de l’œuvre d’art face aux autres classes d’objets. Les pièces présentées par Maude Bernier Chabot au CIRCA art actuel dans le cadre de son exposition The Fourth Kingdom semblent traversées par cette piste de réflexion, une des approches possibles à son œuvre complexe et raffinée.
En m’accueillant à la porte du bâtiment où je viens découvrir les nouvelles pièces créées pour CIRCA, Maude Bernier Chabot en profite pour me demander de l’aider à monter dans son atelier une demi-sphère en aluminium, à mi-chemin entre un wok gigantesque et une soucoupe volante. Cet objet, une fois coulé en plâtre et en polyacrylate, a pour vocation d’être à la fois une œuvre à part entière et un dispositif de modification de l’espace. Ce premier niveau de complexification, qui concerne le rôle de l’objet, se complète d’un second niveau lié à l’origine de celui-ci. Dans ses pièces, Maude assemble des objets trouvés et des objets créés sans toutefois que le spectateur puisse identifier simplement leur véritable origine. Enfin, un troisième niveau concerne la classe des éléments, puisqu’elle mobilise tant des reliquats du monde animal, des productions industrielles et, évidemment, des œuvres produites intégralement en atelier. Loin d’être un geste gadget, ce décloisonnement des statuts dans le travail de Maude Bernier Chabot est un des éléments qui confèrent à son travail sa force si singulière. Il ne s’agit pas ici de proposer un jeu de piste au spectateur qu’on encouragerait à séparer les œuvres des dispositifs et le ramassé du fabriqué. Avec Bernier Chabot, on n’est pas dans le ludique, on est dans la prise au sérieux d’un postulat simple : le geste de l’artiste fait l’œuvre.
Visiter l’atelier d’un artiste en préparation d’une exposition est toujours une riche expérience. L’espace, chez elle, se module en fonction du projet tant pour des raisons pratiques que par cohérence théorique. Ses précédentes œuvres, monumentales, occupaient le centre de la pièce et Maude travaillait autour et dedans. Pour The Fourth Kingdom, le lieu lui-même est chargé de différents postes, tables et autres établis sur lesquels reposent des tests, des œuvres finies, des ratés, des outils et une foule d’autres objets de curiosité. Maude a, en amont, organisé des collectes d’items divers, dont une formidable collection de squelettes marins comprenant coraux et coquilles de bivalves, scaphopodes et autres polyplacophores. Des coquillages quoi. Ceux-ci sont présents dans quelques œuvres finales, mais surtout, ils forment une inspiration tant matérielle que conceptuelle pour la production d’œuvres. C’est particulièrement leur état de corps autrefois habités par le vivant que mobilise Bernier Chabot dans ses créations. Pour les produire, elle mobilise des polymères superabsorbants, matières plastiques capables de se gonfler d’eau, et les propriétés du plâtre commun. Réunies dans des vases d’occasion, les matières se mêlent, les billes disparaissent tandis que le plâtre se solidifie et, une fois le vase brisé, l’absence modèle les œuvres. La trace du mouvement est figée, comme une trace de vie. Cet aspect est accentué par le recours à une technique de coloration permettant de teinter le plâtre de couleurs vives par strates. Les changements d’états produits par le passage du temps traversent ainsi toutes les pièces présentées par Maude Bernier Chabot.
Si chaque pièce, prise individuellement, porte en elle un discours sur le flou de l’être, l’ensemble des éléments présentés permet d’amplifier celui-ci par les dialogues qui se nouent. On comprend vite qu’il ne peut être question ici de retrouver des hiérarchies entre les pièces de l’exposition. Bernier Chabot se sert de l’assemblage pour développer un système de sens cohérent, ancré dans les objets, où les œuvres se tiennent ensemble, sans piédestal. Dans The Fourth Kingdom, le fabriqué et le naturel cohabitent, s’emboîtent, tandis que les corps immuables se confondent avec les témoignages du geste essentiel de création de l’artiste.
Sylvain Martet
Maude Bernier-Chabot est détentrice d’un baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal et d’une maitrise en beaux-arts, concentration sculpture de l’Université Concordia. Sa pratique aborde la dialectique entre l’artificiel et le naturel dans les sociétés occidentales contemporaines et mobilise à cet effet des pratiques de reproduction tant artisanales qu’industrielles. Elle a reçu diverses distinctions, dont une bourse du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (2011), la bourse en arts visuels Yvonne L. Bombardier (2015) et la bourse Elizabeth Greenshield (2016). Bernier Chabot est également récipiendaire de deux bourses du Conseil des arts et des lettres du Québec (2012 et 2015) et du Conseil des arts du Canada (2014-2016).
En 2016, son travail a fait l’objet de deux expositions solos, Anatomie d’un paysage, présenté à l’Œil de poisson à Québec et Triade au Centre culturel Yvonne L. Bombardier, ainsi que dans le cadre de Faux-semblants, une exposition collective présentée au Centre d’exposition Letherbridge. L’artiste vit et travaille à Montréal.
En attendant d’avoir assez vécu pour écrire un grand roman américain, Sylvain Martet gagne sa vie comme chercheur, chargé de cours et rédacteur culturel. Titulaire d’une maîtrise et terminant un doctorat en sociologie à l’UQAM, il est spécialisé dans les théories de la culture et les industries culturelles. Vivant depuis neuf années à Montréal, on le rencontre, épanoui, entre cafés, terrains de basket-ball et salles de concert.