Variations

  • Céline BOUCHER
du 23 février au 29 mars 2008

Le sonore, le visuel et le tactile

Céline Boucher a failli perdre le sens de l’ouïe. Grâce à une prothèse auditive, elle entend malgré tout. Chaque jour, elle rend grâce pour les sons, tous les sons, les assonants et les dissonants, la musique classique et dodécaphonique, le chant, notamment l’opéra, en fait tous les bruits. Il faut avoir failli être privé d’un sens pour l’apprécier comme nul autre. Le paradoxe est qu’en dépit de sa surdité partielle – ou peut-être à cause d’elle -, Céline Boucher est une auditive. La malentendance chez elle n’est pas un handicap mais un matériau de base pour son art, et un puissant intensificateur. Dans une performance récente, elle se faisait «chanteuse utopique». Elle a toujours rêvé de chanter, et ce rêve se fait réalité. Certes la voix est-elle dissonante, mais elle a une intensité de présence unique: c’est sa voix. L’important est le pur plaisir de chanter. L’utopie, ici, ne désigne pas l’impossible mais la réalisation, envers et contre tout, de ce qui semblait impossible.

Son installation actuelle explore la même veine. Il y a continuité de la performance à l’installation. Les tiges métalliques disposées en mur tiennent lieu de cordes vocales. Ce sont elles qui sont les performeuses. Quant aux «bruits» de toutes sortes qui jalonnent le mur de la salle, ils représentent la dimension acoustique ou sonore du monde environnant. Il s’agit de tous les bruits sans distinction. Ils sont les voix multiples de la vie grouillante. L’artiste nous invite à être attentifs à ce que nous n’écoutons plus à force de l’entendre, et d’abord à éprouver l’immense joie d’entendre. Les bruits sont bruts, comme la vie qu’ils expriment. L’art doit aussi être brut pour toucher au plus près le simple.

Le spectateur peut-il en arriver à entendre les «bruits» qu’il lit? Certes le mot bruit ne fait pas de bruit; le bruit visuel n’est pas le bruit sonore. Un philosophe célèbre avait donné comme exemple: «Le mot chien ne mord pas.» Ce serait plutôt ici : «Le mot chien ne jappe pas !» C’est toute la nature à la fois symbolique et imaginaire du mot qui est ici pointée du doigt. Le mot suggère, indique, fait signe. L’artiste doit répéter à l’envi le mot bruit pour le faire vibrer ou résonner. Il y a donc un lien paradoxal entre le bruit et le silence. D’une part, ce paradoxe indique la subordination du visuel, puisque ce dernier est mis au service du sonore. D’autre part cependant, c’est le silence lui-même qui est paradoxal.

Si le silence en effet pointe en direction de la surdité redoutée, il se présente également comme l’envers obligé de tout son. Tout son – toute voix ou tout bruit – ne peut être émis et entendu qu’en s’élevant d’un fond silencieux. S’il n’y a pas d’abord silence, il n’y a pas de son. C’est dans la dimension du silence que les tiges de fer émettent leur musique bruitiste, que la chanteuse utopique devient pure voix et que tous les bruits de la vie se font entendre. Le silence permet à tous les sons de nous atteindre. Il est comme un doigt. Il permet le contact. Il introduit une dimension tactile dans le sonore. La surdité est transcendée et sa part positive est conservée dans la mesure où, à travers les sons, il nous faut aussi toucher le silence.

Pierre Bertrand


 La démarche artistique de Céline Boucher se développe de diverses manières et s’articule en fonction des spécificités d’un projet. Sa pratique est pluridisciplinaire: installation, performance, exploration vocale, musique improvisée, interaction, et vidéo. 

Elle a diffusé son travail au Québec, en Europe et en Amérique du Sud dans le cadre d’expositions individuelles et collectives. Elle a également séjourné comme artiste en résidence au Québec et en France. Elle a reçu plusieurs bourses de recherche et création, de perfectionnement et de voyage. 

Grâce à l’obtention récente d’une bourse de recherche création du Conseil des arts et des lettres du Québec, elle consacrera ses prochains mois à un projet sur la sonorité langagière, la voix organique et l’écriture schématisée. Elle sera en résidence au Can Serrat International Art Center près de Barcelone, en avril prochain. Pendant son séjour, elle participera à un Laboratoire vocal aux Bancs Publics (Lieu d’expérimentation culturelle) de Marseille sous la direction de l’artiste sonore, Natasha Musléra.

Céline Boucher a entrepris une scolarité de maîtrise en Design for Theatre and Film à l’UBC à Vancouver et a obtenu une Maîtrise en Art dramatique (scénographie) à l’UQÀM en 1996. En 2005, elle débute un coaching en art performance avec l’artiste et auteure Sylvie Tourangeau. Elle participe également à divers ateliers en voix multidisciplinaire. Depuis l’automne 2007, elle travaille la technique vocale en classe privée à Rimouski avec le ténor, Claude-Robin Pelletier.

Pierre Bertrand enseigne la philosophie au collège Édouard-Montpetit. Il est l’auteur d’une oeuvre philosophique considérable. Il a notamment publié, aux éditions Liber: Le coeur silencieux des choses. Essai sur l’écriture comme exercice de survie; Éloge de la fragilité; L’art et la vie; Exercices de perception; L’intime et le prochain. Essai sur le rapport à l’autre; avec Martin Thibault, Paroles de l’intériorité. Dialogue autour de la poésie.