Vertige

  • Sarla VOYER
du 15 octobre au 12 novembre 2005

Disco Bardo

Devant l’appartement de l’appartenance Depuis plusieurs mois, Sarla a accumulé des centaines de pièces de verre pour les assembler à la verticale et à répétition en une collection formelle d’une grande fragilité. À la fois forêt et cimetière, l’agencement entier compose une sculpture figurant le Mont-Royal, que nous appelons communément «la montagne», un écosystème urbain lui-même fragilisé par nos comportements irresponsables. Le paysage qu’il déploie dans la ville, l’artiste l’a contemplé pendant des années de la fenêtre de son appartement du Plateau, un lieu également reconfiguré sous la forme d’une installation à la Maison de la culture Frontenac en 2002. Même travail ici de dépouillement et de raffinement à partir toujours d’un matériau unique et vulnérable. Cette fois, sous les manoeuvres de Sarla, l’espace vert devient l’espace verre, dévoilant limpidement mais discrètement une histoire personnelle. Sans la vie, l’art n’a rien à montrer. Aucune exception ici: l’artiste a perdu son chez-soi et en reformule une portion symbolique pour elle signifiante. L’entreprise est du domaine du souvenir, de l’appartenance. Sensation de vacuité, sentiment de viduité. Les expériences du coeur et de l’esprit se présentent souvent en antagonisme. On a l’habitude d’aimer chérir ce qui n’est plus ou ce qui n’est pas. Sans dualité, rien, non plus que l’art, n’existe ni n’a de prise. Même les effets du vertige.

Serrure du coeur J’ai laissé venir les mots qui pouvaient décrire la manière dont le vertige nous vilebrequine. Ces mots sont les TROUS que j’ai trouvés pour entrer dans les TOURS de verre. Chacun son vertige. Chacun sa petite serrure. Mais lâchons gâches et pênes car l’art, ô précieux passe-partout, nous offre aujourd’hui, par la main de Sarla, la clef de la transparence, de la fragilité, du vide et de la lumière pour apprivoiser le vertige, tout obsédés que nous sommes, humains, de perdre nos habitudes de faire et nos habitudes de voir.

Question d’énergie Il s’en trouve pour casser la vaisselle et d’autres pour la coller. Il semble qu’on peut accepter de s’en remettre au vertige, puisqu’il est là, mais sans pourtant s’y jeter aveuglément.

Une montagne de verre Les éléments affichent élégamment leur transparence. Ils proviennent de partout. Amis, connaissances, voisins ou citoyens organisateurs de bazars collectifs et faiseurs de ventes de garage les ont jugés démodés, inutiles, dénués d’intérêt ou moins attrayants qu’avant. Ils ont voulu s’en défaire, s’en débarrasser, les vendre ou les donner. Elle a désiré les trouver et les ordonner. En reformuler un usage, une fonction. Ce travail de reconstruction, la soulage et la déplace. «I have moved, I am moved.» (Pieter Laurens Mol)

Petite virée Poursuivant mon incursion dans l’effet de vertige, je regarde la montagne de là-haut un instant. Je circule au-dessus de la forêt de verre aux arbres uniques. Leur silhouette divulgue des formes et des élancements sensuels. Des corps. Des gros, des maigres, des petits, des grands. Je frôle des courbes, des coudes, des épaules glacés. J’aperçois des hanches où m’accrocher. Je vois des cous où m’éprendre. Entre l’érection affirmée des pièces montées, des espaces aussi vacants que leur situation interne. Ils apaisent mon regard devenu aiguisé par tant de flèches désireuses de s’élever sans secrets. Je me penche. J’épouse le vide. L’inversion est soudaine. Je passe dedans. Je suis entrée par le trou d’une serrure de colle. Je voyage d’un vase à l’autre. Je nage dans l’air qui ne manque pas. Je suis le goulot d’un pichet, puis je deviens le fond d’un plat. Je goûte l’ourlet rigide d’une coupe à sundae et lèche les lèvres lisses d’un bol. Je me blottis dans le galbe du ventre vide d’une bonbonnière. Ce soir, je veux dormir au large de la vacance d’une carafe de cristal. À l’hôtel fantastique des cloisons extralucides. Ce soir, je me reposerai dans les bras d’une déesse rouge qui m’accueillera dans la grande coupe clairvoyante. Les chandeliers et les flûtes serviront de miradors à nos regards penchés sur la cité de lumière. Disco Bardo1. Les stûpas se dressent en équilibre sous le chatoiement de la lumière. Vous les trouvez phalliques ou utérins. Moi je leur trouve une qualité hermaphrodite. À la fois turgescences transparentes et matrices en bombances sincères. Sont-elles vides? Sont-elles pleines? Les deux à la fois. Rien n’a le besoin de s’en écouler. Rien n’a le besoin de les remplir. Ce pourrait aussi être le contraire. Tout est parfait. (Ce n’est pas moi qui l’a dit.)

Déplacer une montagne C’est à vélo qu’elle a déplacé sa montagne. Elle en a transporté des fragments. Petit à petit. Une montagne de leur détachement. Et une montagne de son attachement. Sans que rien n’y paraisse, elle a transformé le poids de l’attachement en la légèreté du post-arrachement.

Petite transe lucide Je me réveille toute en pointillée. C’est comme ça que je suis. Je sors de la bouteille de génie et me retrouve postée sur un cap. Je me tiens à l’orée d’une falaise gris verre. Tout est à la fois visible et invisible. J’avance dans les dix directions. J’ai décidé que dans cette vie-ci je faisais sauter mes barricades. Et y a pas de MAIS. Donc ni de MES. Je sautille d’aise au-dessus du trousseau de verre. Zénith. Nadir. Qu’est-ce qui tire le plus? Tantôt le plancher lâche. Tantôt, le ciel m’appelle. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de différence entre aucune direction, entre aucune condition. Je suis la nature. Je suis le monde. Et dans cet état du non-un, du tout pour le tout, un vertige peut être délicieux.

Alors dansons maintenant Sous les reflets de la boule disco qui vient tout rassembler et lier en fin de chapitre. Mais sans trop fort taper du pied. Au cas où le château en Espagne. Au cas où le pouvoir du Graal. Au cas où la mathématique du karma. Cette lumière chante un air de hmmm, une manière d’être ensemble. Together, to get her la vie. Merci Sarla.

À rapporter à la maison C’est transparent. Vide. Incolore. Inodore. Invisible. Ça aura la forme que ça prendra sous votre oeil ou dans votre esprit. Ça pourra aussi changer à votre guise. Choisissez pour vous la forme que prendrait le vide s’il était visible. C’est votre objet..2

Florence Scott Gilbert

1 Le Bardo est un concept bouddhiste représentant l’état et la zone intermédiaires que l’esprit traverse entre le moment de la mort et celui de la renaissance.

 2 En juillet 2001, dans un festival de performance, lʼartiste thaïlandais Chumpon Apizuk, a fait circuler une portion de vide quʼil a remis entre les mains dʼune première personne du public et que nous nous sommes ensuite précieusement passé les uns aux autres. Chacun, jusquʼarrive son tour, ne savait pas exactement si lʼartiste avait déposé une chose concrète dans les mains de la première personne ou sʼil sʼagissait effectivement de rien, purement du vide.


Sarla Voyer est née à Québec, elle vit et travaillle à Montréal depuis 1984. Elle détient un baccalauréat et une Maîtrise en Arts Plastiques de l’Université du Québec à Montréal. Ses oeuvres ont été présentées à l’occasion de plusieurs expositions individuelles et colllectives.

L’artiste tient à remercier le Conseil des Arts et Lettres du Québec et le Centre d’exposition Circa pour leur soutien à ce projet. Aussi: Sylvie Cotton pour ce texte, Ulysse Voyer, Martine Doyon, Danielle Rochette, 

Yan Giguère et Jean-Michel Ross qui, tous m’ont accordé leur aide et leur précieux temps.

Photographie : Martine Doyon

Portfolio en ligne de l’artiste