Black over Blue
- Marine ANTONY
Over
(au-dessus, par-dessus, sur, au-delà, plus que, passé, fini, partout…)
«[faire] sentir aux spectateurs qu’ils sont piégés dans une salle où toutes les portes et les fenêtres sont murées, de sorte que tout ce qu’ils peuvent faire, c’est se taper pour toujours la tête contre le mur »
Mark Rothko
Il y a des titres parfois tellement polysémiques qu’on peine à les traduire simplement. Commençons donc par le plus évident. Black over Blue : le noir est sur le bleu, ou au-dessus du bleu plus précisément. Titre pictural. On le lit sur le petit cartel avant de voir de quoi il s’agit, avant de franchir (over) le seuil de cet espace sourd qui brusquement s’obscurcit et qui doucement révèle à nos yeux une étonnante clarté.
L’installation est à priori très simple. Black over Blue consiste en la répétition d’un module de base : une plaque métallique de 16cm par 25 peinte en noir mat d’un côté et en bleu phosphorescent de l’autre. Voilà le noir sur le bleu dont il est question. Nous voilà rassurés, ou presque. Car ce module, répété plus d’une centaine de fois, envahit l’espace d’exposition le divisant en plans verticaux, la face lumineuse formant toujours dialogue avec les murs. Ces rectangles flottants surgissent de la pénombre partout autour de nous, produisant ainsi des effets dynamiques de point de vue.
Nous nous promenons donc dans cet environnement, et découvrons des rythmes et des passages dans l’apparent aléatoire des dispositions. L’espace compose alignements et compositions frontales dans lesquels notre regard vagabonde entre la chose et ce qu’elle produit comme effets sensibles, entre l’objet et sa projection. Désorientés nous observons la variété de rapports au sein de l’oeuvre. Par exemple, depuis le milieu de la salle, les plaques nous tournent toutes le dos et ne présentent que leurs faces sombres. Elles semblent nous ignorer, nous excluant de leur obscur consortium avec les murs. Nous examinons alors les faces lumineuses, leur étrange radiance à la fois blanche et bleutée qui fascine par la « magie » du pigment et nous présente sa texture granuleuse, imbibée de lumière.
Puis il y a les plaques situées tellement près du mur que leur face bleue n’est plus visible, la lumière formant un nimbe autour du rectangle. Ici l’effet d’ouverture noire et d’irradiation lumineuse est au plus saisissant. Le rapport objet/paroi devient indéfinissable, évoquant des fenêtres sur un vide rendu plus abyssal par l’effet irréel du contre-jour. Le noir serait-il plus fort que le bleu (Black over Blue)?
On se retrouve immergé, dans un ensemble paradoxal de réseaux, comme autant de figures psychiques qui s’incarnent et forment un univers, imposant au spectateur leurs modulations sensibles. Mais le spectateur n’y peut rien : quelque chose semble lui échapper. Cet univers hors-temps nous entoure et nous offre une expérience contemplative, reposante ou angoissante selon nos passifs (l’artiste elle-même parle de l’espace ambigu des cauchemars d’enfance), mais pour mieux nous ignorer. Dans l’au-delà que suggère Black over Blue et son titre Rothko-esque, le « là-bas » (over there) que le tout semble vouloir désigner, quelque chose nous dépasse. Nous ne sommes pas invités, nous ne sommes que les visiteurs privilégiés d’une étrange avant-première.
Le rapprochement avec la peinture expressionniste abstraite peut paraître abusif, car l’esthétique de l’ensemble rappelle à priori son contraire, le minimalisme américain des années 60-70, et partage avec lui bon nombre de points communs : simplicité des formes, répétition modulaire, occupation de l’espace d’exposition, intégration du spectateur et de ses déplacements. En revanche, malgré son aspect structuraliste, Black over Blue, comme presque tout le travail de Marine Antony, ne découle pas d’un schéma pré-établi : contrairement au minimalisme pur et dur, c’est en peintre que l’artiste élabore ses structures, par tâtonnement in situ, chaque plaque devenant un coup de pinceau qui remplit la surface (all-over) tridimensionnelle de la galerie. La contemplation désintéressée de la peinture color-field retrouve ici un écho par le biais de la lumière, mais l’espace n’est pas conçu pour un corps statique. Mettant en parallèle ce rapport mouvant mais limité du corps à l’espace, et celui tout aussi complexe des sens avec l’idée de l’invisible et de l’inconscient, Marine Antony rappelle ici tout ce qui nous rattache au monde, et en même temps ce qui nous en sépare inexorablement. Au-delà du noir et du bleu, over.
Daniel Clauzier
Poitiers, Janvier 2012
Marine Antony est une jeune artiste française. Son travail recoupe les arts plastiques, les arts sonores et les arts du mouvement. Elle propose des expériences sensibles, directement soumises à l’espace, et sculpte l’immatériel et l’invisible, notamment au moyen de dispositifs interactifs numériques.
Entre novembre 2009 et novembre 2011, elle est accueillie dans les ateliers d’artistes de la ville de Poitiers. A Montréal, en 2008 et 2009, elle intègre le Topological Media Lab (Concordia), où elle participe à l’élaboration de dispositifs vidéo temps réel. Parallèlement, elle crée en résidence à la Société des arts technologiques une performance transdisciplinaire : une expérience contemplative qui rapproche théâtre d’objets, sculpture sonore, arts numériques. Elle a récemment exposé aux festivals Ars electronica (Linz, Autriche), Les e.magiciens (Valenciennes, France), ainsi qu’à la Société des arts technologiques (Montréal, Québec), et à la Carrière de Normandoux (Tercé, France).
Très attachée au spectacle vivant, elle fait la connaissance en 2009 de la danseuse et chorégraphe Julie Dossavi, qui lui propose une rencontre entre leurs deux univers. Elle conçoit la scénographie vidéo du spectacle Grand-père n’aime pas le swing, dans un réel dialogue entre l’image et le corps en scène.
Elle poursuit ses recherches autour de sculptures avec la lumière, installations in-situ, dispositifs sonores interactifs, arts du mouvement, qu’elle croise pour tenter de créer des objets insolites et parfois inclassables.