Colère druide

  • David MOORE
du 10 avril au 8 mai 2010

Être frénétique, disque horrifique, table polémique, humain fantomatique…Le visiteur ne peut manquer d’être frappé par le nombre de titres qui se terminent par le suffixe « ique ». Or, ce suffixe signifie « relatif à ». Donc, ce qui est relatif à une chose n’est pas cette chose. David Moore reconnaît ainsi que même la personne qui est la plus habilitée à parler d’une oeuvre, du fait qu’elle l’a créée, ne parvient que relativement à la traduire en mots, car le langage implique la mise à distance de l’intellect. C’est en gardant à l’esprit cette inévitable relativité que je propose à mon lecteur de pousser avec moi quelques portes invisibles de cet univers mystérieux, avec la conviction qu’il saura ensuite en trouver bien d’autres par lui-même.

Il est évidemment inutile de chercher une représentation du druide analogue à celle qu’Uderzo a popularisée. Mais l’esprit du druide – ce « très-savant »1 qui représentait le pouvoir spirituel dans la culture celte – habite les oeuvres exposées. Bientôt le druide ne pourra plus couper de gui, puisqu’il n’y aura plus de chênes. Il est exaspéré par le saccage de la forêt. C’est cette colère qu’incarne l’Être frénétique, un gnome qui semble sorti de terre pour regarder avec effarement le Disque horrifique, la scie circulaire qui a découpé l’écorce d’un gros arbre en 14 demi-cercles. Coiffé d’une corne en guise de bonnet, il a l’apparence archaïque et inquiétante d’un fétiche africain. L’homme fait la guerre à la nature. La Table polémique représente un casque militaire posé sur la loupe d’un tronc d’arbre installé sur une table recouverte d’une nappe de plomb. Tel un alchimiste, le sculpteur a parsemé l’étrange excroissance de pigment blanc, comme s’il improvisait une variation artistique de l’oeuvre au blanc, l’étape qui précède l’obtention de la pierre philosophale. David Moore considère les loupes d’arbres comme des oeuvres d’art naturelles. Il en expose une autre sur une table brillante comme une rivière d’argent. L’oeuvre intitulée Trouble cardiaque, qui évoque un énorme caillot aussi angoissant que fascinant, confirme l’affirmation de Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre ».

David Moore veut que le visiteur prenne conscience du fait que l’arbre est un organisme, un être vivant qui a un commencement et une fin comme lui. L’oeuvre intitulée Corps malique est un arbre dont il a découpé la loupe et qu’il a entièrement évidé, comme les Égyptiens éviscéraient les cadavres des Pharaons avant de les embaumer. Lorsque je suis entrée à l’intérieur du tronc excavé comme une carrière, j’ai ressenti l’être-arbre en prenant la place de sa chair. Les personnes qui feront cette expérience la vivront différemment comme les « moules maliques » dans Le Grand Verre de Marcel Duchamp qui peuvent devenir aussi bien prêtre que soldat. En coupant les forêts, l’homme endommage le poumon de la terre. En blessant l’arbre, c’est lui-même qu’il blesse. Aux pieds de l’Humain fantomatique taillé dans un bloc de bois s’amoncelle une sciure rougeâtre, le Sang christique, tandis que l’Effet acoustique surprend brutalement les visiteurs avec des coups de maillet d’une violence insupportable. La scie circulaire découpe le plomb qui tombe à terre comme un haillon tandis que la phrase Je suis bien nie l’imminence du danger.

Il reste quand même de l’espoir. David Moore semble partager la pensée d’Aragon qui écrivait « La femme est l’avenir de l’homme ». Une corde, qui tient lieu de cordon ombilical, relie la Table polémique à l’Espoir ombilique. Ce moule d’une forme féminine harmonieuse, couchée dans une attitude foetale, paraît annoncer la naissance d’êtres humains assez évolués pour comprendre qu’ils font partie intégrante de ce que nous appelons « l’environnement ». Ce message est l’un de ceux que David Moore transmet dans cette exposition. Vous l’entendrez peut-être, vous aussi, en vous approchant du petit téléphone jaune qui est placé à l’entrée du tronc d’arbre dans l’oeuvre intitulée Possibilités téléphoniques. 

Françoise Belu

1 : « Très-savant » est le sens étymologique du mot druide.


 Artiste québécois d’origine irlandaise, David Moore travaille la sculpture, la photo et le dessin, mais se consacre principalement à la réalisation d’installations de nature hybride. L’artiste vit et travaille dans son atelier/grange de St Denis-sur Richelieu et effectue régulièrement des résidences en Grèce. Il expose régulièrement au Canada et en Europe. Parmi ses réalisations publiques, signalons l’importante oeuvre «aLomph aBram » intégrée à la tourelle du Musée national des Beaux-Arts du Québec ainsi que l’oeuvre monumentale « Site-Interlude » du Parc de sculptures de la Ville de Lachine.

Article de Serge Fisette, ESPACE Sculpture #96, 2010, p.39-42