De pures constructions – collecte d’espaces

  • Julie FAUBERT
du 8 septembre au 13 octobre 2007

Pièce à tiroirs

Une chambre blanche. Deux dactylographes des temps modernes, encastrés à chaque bout d’une étroite table de bois. Le meuble divise nettement la pièce. Entre les murs et les extrémités de la table, juste assez d’espace pour un seul. Le meuble invite au dialogue. Percé par des tiroirs irréguliers sur toute sa longueur, le meuble invite à la fouille.

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La fonction des objets ne leur suffit pas. Ils nous détournent constamment de leur usage. Leurs noms en disent long sur leurs intentions cachées. Les mots qui les décrivent cachent des vérités évidentes. Une formule aujourd’hui ancienne porte justement à voir, en toute table, le théâtre possible de rencontres fortuites.

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Les temps modernes sont déjà derrière nous. Bien avant de devenir le symbole par excellence de l’écrivain moderne, le clavier du dactylographe a servi à faciliter la communication des sourds-muets et des aveugles. Car le dactylographe a tout à voir avec l’énigme des corps pensants, murés dans leur conscience.

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On dit que la conscience a des tiroirs, où elle range son excédent. Papiers épars ou papiers brodés, flaques d’encre et fragments de voix. La présence des dactylographes et le contenu des tiroirs portent à croire que le meuble est une table d’écriture.

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Avant la page, on gravait les signes dans des tables de bois ou d’argile. Depuis le début des temps, l’écriture partage notre substance. La table continue, par des voies détournées, de fournir un médium à l’inscription.

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Aussi, la table expose un principe d’organisation, facilite la conjugaison ou la multiplication de certaines matières. Elle permet de déterminer des rapports, d’établir des mesures. Sur sa largeur, par ses deux dactylographes, la table suggère l’écriture. Sur sa longueur, par tous ses tiroirs, elle invite à la lecture. Le plan de travail recouvre le volume des versions. La table divise parfaitement la pièce, mais son contenu prouve qu’elle est issue d’un autre lieu. L’écriture a commencé ailleurs.

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N’oublions pas que la table n’existe pas seule. À son pied, dans un coin de la pièce, de petites maquettes, versions épurées d’éléments architecturaux ou de mobilier. Elles sont posées sur le sol ou s’accrochent, dans un étrange jeu d’échelle, au mur.

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Une maquette nous donne la satisfaction de tenir, à bout de nez, un fragment du monde. Elle suggère une sortie, mais elle ne la permet pas, car l’échelle de nos corps demeure incompatible avec celle des miniatures. Il en est d’une maquette comme de la description d’un espace: bien qu’elle soit ressentie comme une réalité possible, elle demeure impénétrable.

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Les maquettes, la table d’écriture et ses tiroirs nous ramènent à la nature insaisissable, bien que matérielle, de toute description. Car on ne se défait pas si aisément du poids des corps. Nous ne pouvons pas davantage quitter les nôtres que de mettre le doigt sur le lieu exact de notre conscience.

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«Rien ne se perd, rien ne se crée.» Entre penser et parler, quelque chose se perd. Et quelque chose reste. Entre parler et écouter, quelque chose se perd. Et quelque chose reste. En additionnant les restes, on obtient la somme de ce qui échappe au déchiffrage. Les opérations de la conscience obéissent à une algèbre dont nous ne faisons que deviner les termes. La conscience entre et sort d’elle-même. La conscience se retrouve et s’égare.

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Cette chambre blanche contient l’esprit de lieux et de consciences multiples, égarés, rassemblés ici, pour donner corps à ce qui n’existe, véritablement, nulle part. La table d’écriture, habitée par des mots détachés de leur source, n’est le bureau de personne, archivant les vestiges d’un livre que nul ne terminera, écrit en un lieu qui n’existe qu’entre nous. Pousser un tiroir nous en éloigne. Tirer un tiroir nous en rapproche. Cela est égal. Mais la mesure quand même s’y perd. Et le corps demeure.

Daniel Canty


FORMATION

2007 Ph. D. Espacio publico y regeneración urbana : arte y sociedad,
Universitat de Barcelona, Espagne
2005 Maîtrise en Arts visuels et médiatiques, Université du Québec à Montréal
Mémoire : Le corps en tant que siège de la conscience identitaire dans
une pratique de l’installaction.
2001 Majeur en Arts plastiques, Université de Montréal, Mention d’excellence
(associé au Mineur en Études françaises pour l’obtention d’un baccalauréat)
1995 Mineur en Études françaises, Université de Montréal, Mention d’excellence

EXPOSITIONS INDIVIDUELLES

2007 De pures constructions – collecte d’espaces, Centre d’exposition Circa, Montréal
2007 La robe-ruche (The Hive-Dress), en coll. avec Héloïse Audy,
UW Art Gallery, Waterloo, Ontario
2006 La robe-ruche (The Hive-Dress), en collaboration avec Héloïse Audy,
A Space Gallery, Toronto
Le tour / Les images s’absentent les images s’entendent,
Maison de la culture Côte-des-Neiges, Montréal
2005 Tramer l’espace / 365 jours, Galerie Verticale, Laval
2004 Marche et papier buvard, Résidence et exposition au Centre d’artistes Caravansérail,
Rimouski
2003 La robe-ruche, en collaboration avec Héloïse Audy, Galerie La Centrale, Montréal
2001 Les pensées-matières (le long ruban rouge), en collaboration avec Héloïse Audy,
Bain St-Michel, Montréal

EXPOSITIONS COLLECTIVES

2007 Scopes, La Vitrine (Centre Est-Nord-Est), St-Jean-Port-Joli
«The history of working women over the last century», Workers Arts & Heritage
Centre, Hamilton
2004 «America y America, conversaciones polares», Malba-Colección Costantini, Museo
de Arte Latinoamericano de Buenos Aires, Argentina

L’artiste tient à remercier le Conseil des arts et des lettres du Québec pour avoir soutenu ce projet d’installation. Elle remercie aussi l’Atelier Clark, le Centre Est-Nord-Est et encore plus particulièrement, Denis Raby pour son aide inestimable. Enfin, elle remercie chaleureusement toutes les personnes qui ont prêté leurs mots et leurs voix à ce projet de collecte d’espace.

Daniel Canty vit à Montréal. Par un heureux hasard, il vient de réaliser un collectif intitulé La Table des matières Le Quartanier, 2007.

Article de Isabelle Masse dans Espace Sculpture, #83, 2008

Site internet de l’artiste