Derrière l’horizon

  • VIRGINIE LAGANIÈRE
Du 8 juillet au 22 août 2020

-Galerie I-

Virginie Laganière

Derrière l’horizon

Derrière l’horizon poursuit un cycle entamé depuis quelques années par l’artiste Virginie Laganière qui étudie des espaces modernistes construits à l’ère des régimes totalitaires. Le Vaisseau/Solid Void (2013) présenté à la Fonderie Darling élaborait sur des architectures soviétiques, tandis que Le Prisme (2018) à OPTICA Centre d’art contemporain portait sur l’architecture des colonies marines, des sanatoriums récupérés par le fascisme italien. Suite à des séjours prospectifs à Tallinn, capitale de l’Estonie, l’artiste présente actuellement le résultat d’une recherche qui raffine sa posture personnelle d’artiste chercheuse à travers une série qui explore, au moyen de différents dispositifs artistiques, des questions relatives au patrimoine ancrées dans le présent.

Basée sur la recherche, la pratique de Laganière se situe au croisement des études culturelles, de la sociologie et de l’anthropologie : ses œuvres sont marquées par la construction de récits au confluent des approches documentaire et fictionnelle. Une des caractéristiques de l’artiste réside sur la méthodologie in situ. Les enquêtes sur le terrain alimentent ses productions artistiques dans le cadre de séjours en résidences artistiques qui font office d’incubateurs de création. Par la photographie, la vidéo et le son, elle capture des moments dans des lieux chargés d’histoire, tout en offrant un regard réactualisé sur leur quotidien. Elle adopte une posture qui rappelle la pensée de l’historien de l’architecture franco-suisse Bernard Tschumi qui divulguait dans un ouvrage publié en 1996 que l’architecture est dépourvue de neutralité[1]. L’auteur soutient que les images d’architectures publiées dans les magazines montrent souvent celles-ci comme des objets passifs au lieu de mettre en scène des endroits qui confrontent espace et actions. Il renchérit sa pensée en mettant de l’avant « qu’il n’y pas d’espace sans événement, pas d’architecture sans programme[2]».

Ville vibrante, Tallinn possède un passé culturel et historique complexe qui résonne jusqu’à aujourd’hui, manifesté entre autres par un programme architectural de propagande daté de l’ère soviétique (1940-1991). Derrière l’horizon présente un corpus d’œuvresse déclinant autour de deux sites architecturaux construits à l’époque soviétique de Tallinn, qui rencontrent des défis majeurs quant à leur avenir. Le Linnahall, à l’origine Palais de la Culture et des Sports V.I. Lénine est une structure massive réalisée entre 1976 et 1980 par l’architecte Raine Karp, assisté de Riina Altmäe qui accueillait les disciplines de yachting et autres régates lors des Jeux olympiques de Moscou de 1980. Aux allures très solennelles, le Linnahall incluait un amphithéâtre de 4600 sièges, une patinoire, une salle de quilles, une cafétéria, un immense toit faisant office de terrasse et une grande place publique. Le second, le parc du monument commémoratif Maarjamäe (1975) érigé afin de souligner, entre autres, la mémoire des soldats soviétiques tués lors de l’avancée nazie en 1941, a été conçu par l’architecte Allan Murdmaa et le sculpteur Matti Varik. Ces deux emblèmes architecturaux appartiennent au brutalisme en architecture[3]rattaché au modernisme tardif.

La scénographie élaborée pour la salle d’exposition du CIRCA art actuel unit des éléments tridimensionnels, des images imprimées, avec une œuvre vidéographique et sonore centrale. L’installation consiste à réfléchir sur l’avenir du patrimoine matériel soviétique et, en filigrane, sur sa portée dans l’actualité sociale. Ces formes gigantesques en béton illustrent la grandeur du régime, signe du pouvoir et de la puissance de l’Empire soviétique. Tandis que certaines photographies de vues aériennes offrent des images semi-abstraites en teintes dégradées, la vidéo documente des scènes de la vie de tous les jours autour des sites, accompagnée d’une musique ambiante composée à partir de sons de synthétiseurs et de captations sonores sur le terrain. Les images et la composition sonore ouvrent vers un imaginaire spéculatif. Laganière pose une réflexion sur les retombées, les usages et les transformations de l’héritage architectural soviétique. Elle documente ainsi différents types de mémoires, incluant celles oubliées.

Les images et la trame sonore de Laganière incarnent une oscillation temporelle. Ces constructions architecturales postsoviétiques, traces d’un passé révolu, incarnent aujourd’hui des résidus concrets des conséquences d’un projet de société qui tend à éradiquer les stigmates d’un lourd passé répressif. Tout de même, elles ont survécu. Actuellement, la génération postcommuniste représentée par les jeunes estoniens filmés dans la vidéo de Laganière, fait face à une société en pleine transition qui articule un lot d’incertitudes, telles que la quête d’identité. Dans l’univers électronique des écrans, ces protagonistes absorbés par l’usage domestique de la technologie peuvent-ils mieux appréhender et comprendre les diverses strates historiques qui cohabitent en Estonie?

Texte écrit par Esther Bourdages

[1]TSCHUMI, Bernard. Architecture and Disjunction.Cambridge, Massachusetts; London, England: The MIT Press, 1996, p. 141.

[2]Idem, p. 139.

[3]Les historiens de l’architecture débattent sur la codification et le classement de l’architecture brutaliste, développé principalement entre les années 1950 et 1970, qui met de l’avant de grandes formes massives symétriques avec l’usage du béton brut. Le choix par le régime soviétique d’opter pour ce style autoritaire correspond àl’esprit totalitaire de l’époque.

Une publication accompagnera l’exposition Derrière l’horizon de Virginie Laganière :

«Comment la culture matérielle soviétique peut-elle devenir évocatrice de récits croisés qui sont rattachés à différents enjeux sociaux et architecturaux en Estonie ? Cette publication bilingue (français-anglais), réalisée en collaboration avec le Studio TagTeam, est composée de deux livrets qui correspondent chacun à l’étude d’un archétype architectural soviétique à Tallinn ; le Linnahall et le complexe commémoratif Maarjamäe. (32 pages). Elle inclut des textes et des images de l’artiste.»

Biographie de l’artiste 

Dans une approche anthropologique, les recherches de Virginie Laganière se penchent sur les transformations qui façonnent nos territoires construits, naturels, technologiques, les spéculations sur le futur et la psyché sociale au sein d’installations artistiques protéiformes. Ses enquêtes ancrées dans notre contemporanéité dévoilent différentes formes de stratégies déployées pour faire face aux incertitudes de notre époque. Détentrice d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’UQAM, ses œuvres ont été exposées au Canada et à l’international. En juillet 2020, elle participera à une résidence à La Becque (Suisse) en compagnie de Jean-Maxime Dufresne.

Biographie de l’auteure

Esther Bourdages œuvre dans le milieu des arts visuels à titre d’auteure et de commissaire indépendante. Détentrice d’une maîtrise en histoire de l’art de l’Université de Montréal portant sur le sculpteur suisse Jean Tinguely, elle étudie la sculpture dans le sens élargi (art in situ, installation) en relation avec l’art sonore et les arts technologiques. Sous le nom Esther B., elle joue du tourne-disques, manipule des disques vinyles et enregistre des échantillons sonores sur le terrain (field recordings).


Virginie Laganière présente son exposition dans cette capsule vidéo ici.

Couverture médiatique de l’exposition :

-> Compte rendu de Dominique Sirois-Rouleau dans Espace art actuel – pratiques et perspectives.

-> Compte rendu de Camille Béard dans Vie des arts.