formes
L’étude de la matérialité et de la trace du processus qui alimente la démarche de Chloé Desjardins depuis plusieurs années se décline dans l’exposition formes par un détournement de l’objet représenté, exploitant le glissement de l’utilitaire à l’artistique.
Lorsque Chloé Desjardins reproduit des emballages, des outils, des matériaux bruts, du mobilier et des éléments architecturaux, c’est une manière pour elle de ramener dans la sphère du visible le contexte de production et les structures de présentation des œuvres d’art, habituellement dissimulés ou inaccessibles. Pour l’exposition, elle a porté son attention sur des éléments ayant la fonction de tenir, de retenir ou de maintenir. Leur utilité ? Exercer une force de tension qui sert à empêcher tout déplacement ou mouvement, mais aussi à rendre statique ou à fixer. Ce sont ici des serre-joints, là des pentures, ailleurs des cales de porte et des isolateurs électriques. Si les deux premiers ont patiemment été façonnés à la main, les deux autres ont été moulés. Parce que faites en porcelaine, ces œuvres opèrent un renversement de notre perception des matériaux. Dans le travail de l’artiste, la fragilité et la délicatesse de la porcelaine interfèrent avec la résistance et la solidité de l’objet représenté.
La vie de ces objets frôle en apparence l’anecdotique : certains sont facilement oubliés parce que surannés, d’autres sont tellement communs qu’ils en deviennent invisibles. D’ailleurs, le traitement plastique des œuvres a d’autant plus son importance qu’il accentue l’aspect « oublié » de l’objet ou encore la nature invisible du processus. En effet, l’argile utilisée n’est pas colorée. Elle possède naturellement cette blancheur légèrement grisâtre, évoquant la couleur du béton, du gypse, du ciment, du plâtre, etc. En même temps, il s’en dégage un effet spectral qui appelle l’évanescence, non de l’objet, mais de sa fonction utilitaire. Puis la disparition fait place à l’apparition. L’objet est démultiplié; il se conjugue au pluriel, donnant naissance à un motif, à une séquence, à un paysage. Ce sont quatre paysages de sculptures qui rehaussent les murs de la galerie selon un agencement rigoureux. Plus précisément, on reconnaît des bas-reliefs, constitués non pas d’ornementations ou d’iconographies traditionnelles, mais d’objets de production. L’absurde de la situation, indéniablement ironique, saute aux yeux ! C’est dire à quel point l’artiste aime jouer avec les contradictions. D’ailleurs, outre la présence des « bas-reliefs », de nouveaux murs modifient l’espace de diffusion. Ils ne sont pas en gypse, mais en carton. Quoi de plus paradoxal que de jouer sur la porosité des frontières délimitant la fragilité et le solide, l’éphémère et le permanent ! L’artiste le fait dans une poésie visuelle presque minimaliste.
Il se dégage de l’ensemble une abstraction à la fois de la forme et de l’identité des objets, qui nous place dans une zone d’incertitude et appelle à la lenteur. Dès lors, Chloé Desjardins nous offre un espace pour penser la valeur personnelle et symbolique des objets et leur potentiel évocateur dans une mise en récit des contrastes.
-Texte d’Émilie Granjon
Biographie de l’artiste
Depuis une douzaine d’années, Chloé Desjardins s’intéresse aux rapports entre les objets usuels et les œuvres d’art à travers une pratique en sculpture et en installation. Elle est détentrice d’une Maîtrise en création de l’école des arts visuels et médiatiques de l’UQAM. Durant cette formation, elle s’est intéressée de près aux techniques du moulage qui détient toujours une place prédominante dans sa démarche. Son travail a été présenté dans plusieurs villes québécoises et canadiennes. Nombreuses fois boursière du Conseil des arts et lettres du Québec et du Conseil des Arts du Canada, Chloé Desjardins est lauréate de la Bourse Plein sud 2014. Ses œuvres font partie des collections des villes de Montréal, Laval et Longueuil, ainsi que de celles du Musée des beaux-arts de Québec et du Musée d’art de Joliette. Une de ses sculptures est installée de manière permanente à la station de métro Jolicoeur à Montréal. Chloé Desjardins est en parallèle, présidente du conseil d’administration du centre d’artistes Galerie B-312 et enseignante au Cégep du Vieux-Montréal.
Biographie de l’autrice
Détentrice d’un DESS en gestion d’organismes culturels obtenu en 2015 à HEC Montréal, Émilie Granjon dirige le centre d’artistes CIRCA art actuel depuis mai 2016. Elle est également essayiste et critique d’art ainsi que commissaire indépendante. Titulaire d’un doctorat en sémiologie en 2008 à l’UQAM, elle analyse les enjeux culturels de l’art actuel par l’étude des figures insolites. Dans sa thèse, elle a orienté ses recherches sur la sémiogenèse de la symbolique alchimique dans l’Atalanta fugiens (1617) et a publié Comprendre la symbolique alchimique (PUL : Québec, 2012). En art actuel, elle a co-écrit avec Fabienne Claire Caland Cinq fabricants d’univers dans l’art actuel (Nota Bene : Montréal, 2017) et, plus récemment, également avec Véronique La Perrière M. Le miroir, la métaphore et le temps inversé (Sagamie : Alma, 2020).