Fournitures de pierre
Depuis les années 1980, le milieu de l’art actuel s’est progressivement professionnalisé et, de surcroît, bureaucratisé. Les artistes et les travailleur.euse.s culturel.le.s sont de plus en plus assujetti.e.s à un ensemble d’exigences administratives. Les ateliers ainsi que les lieux de production et de diffusion autogérés laissent place à des espaces de bureaux limités à de la paperasse et à des surfaces écraniques sur lesquelles s’opèrent des cycles de recommencement perpétuels : réception et rétroaction de courriels, recherche de financement, rédaction de demandes de subvention et de rapports, actualisation de dispositifs communicationnels, accumulation de documents, etc. Les savoir-faire empiriques sont quant à eux substitués par des avancées techniques comme la numérisation, la modélisation et l’impression 3D. Les professions d’artiste et de travailleur.euse de l’art ne se résument-elles plus qu’à une surcharge d’actes trop concrets, immédiats, répétitifs, méthodiques et désincarnés ? Le pouvoir créatif se retrouve-t-il maintenant influencé par l’autorité administrative ?
Pour son exposition Fournitures de pierre, Louis-Charles Dionne s’inspire de ce contexte excessif de bureaucratisation et propose un lexique formel et matériel sculpté dans l’ardoise, le marbre et le quartz. À travers la lentille de l’archéologie de la sculpture, l’artiste télescope les temporalités. Nous parcourons les pétroglyphes enfouis du Néolithique jusqu’aux avancées technologiques de la sculpture sur pierre d’aujourd’hui. Par ce corpus, le praticien associe l’essence institutionnelle de divers articles de papeterie à l’héritage de près de 30 000 années de pratique sculpturale. Les objets modelés sont des représentations de fournitures de bureau fabriquées en papier, comme un cartable ou un cahier. Il le recréée dans ce matériau millénaire qu’est la roche, au moyen de traitements ambitieux, laborieux et méticuleux. Les objets se présentent tels des hybrides, une combinaison des formes primitives et actuelles. Dionne s’engage dans un processus sisyphéen d’exploration et d’expérimentation. Les pièces sont en ce sens extraites de la logique productiviste devenue la norme.
La mise en espace de l’exposition n’a rien d’un site rupestre. Les œuvres bi-tridimensionnelles prennent place de manière ordonnée. Elles sont disposées — catégorisées — sur des classeurs verticaux trouvés çà et là ou directement issus du bureau du CIRCA. Au-delà de l’expérience esthétique du ready-made, Dionne permute ses sculptures en des œuvres-socles — ou des socles-œuvres — avec des constituants inhérents à la notion du piédestal. Le mobilier valorise l’intégration et l’hybridation des cahiers, des cartables et des porte-documents façonnés en différentes variétés d’ardoise ou de marbre. Les reproductions deviennent, par addition, une sorte de contre-monuments de notre ère bureaucratique.
À cet ensemble s’ajoutent des séries de papeteries : des Cahiers Canada gravés sur des plaques d’ardoise, des dossiers ciselés dans des pièces de quartz et des séparateurs taillés dans le marbre. Les combinaisons sont réparties sur les murs de la galerie en des grilles référant à l’organisation de nos écrans d’ordinateur avec tous leurs fichiers stockés dans des dossiers virtuels. L’œuvre la plus impressionnante du corpus est composée de 52 cartes de temps hebdomadaires. Les lignes du temps journalières, gravées à même les veinures du marbre, démontrent l’effet de contrôle que le « punch clock » a sur notre quotidien trop calculé. Nos occupations d’ouvrier.ière.s de l’art sont ainsi mises en liaison avec la verticalité hiérarchique des monuments de pierre et, notamment, le legs des idéaux archaïques de la sculpture.
Les reliefs de gestuelles de Louis-Charles Dionne relèvent autrement notre réalité d’aujourd’hui, comme autant de strates d’histoires inscrites sur la pierre et dans la terre. Demain, ces vestiges seront peut-être trouvés et témoigneront d’une époque où le management aura remplacé la spontanéité de créer.
-Texte de Jean-Michel Quirion
Biographie de l’artiste
Louis-Charles Dionne est un sculpteur, enseignant et chercheur basé à Saint-Jean-Baptiste de Rouville. Il a complété un baccalauréat en sculpture et histoire de l’art à l’université Concordia, une maîtrise en arts visuels à NSCAD University, ainsi qu’un DESS en pédagogie de l’enseignement supérieur à l’UQÀM. Il est actuellement doctorant à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis en plus d’enseigner à NSCAD University et à l’Université Concordia. Son travail a été présenté à travers le Canada, en Italie, en France et en Allemagne et figure dans plusieurs collections dont la Banque d’Art du Conseil des Arts du Canada, la Nova Scotia Art Bank, la collection Art Volte et plusieurs collections privées. Sa pratique a été soutenue notamment par le Conseil de recherches en sciences humaines, Arts Nova Scotia, le Conseil des Arts du Canada et le Conseil des Arts et des Lettres du Québec.
Biographie de l’auteur
Jean-Michel Quirion, titulaire d’une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec en Outaouais (2020), est actuellement candidat au doctorat en muséologie à cette même université. Travailleur culturel depuis une dizaine d’années, il est codirecteur général — programmation au Centre d’art et de diffusion CLARK à Montréal. En tant qu’auteur, il contribue régulièrement à des revues spécialisées comme Ciel variable, ESPACE art actuel, Esse arts + opinions, Inter art actuel et Vie des arts. Ses projets de commissariat ont été montrés notamment à la Galerie UQO (2018) et à AXENÉO7 (2023) à Gatineau, à la Carleton University Art Gallery (2022) à Ottawa, ainsi qu’à DRAC — Art actuel Drummondville (2022) et à L’Œil de Poisson (2022) à Québec. Il s’investit également au sein du Groupe de recherche et de réflexion CIÉCO.