Honorer le bois, révéler l’intime
- Mathieu Gotti, Myriam Simard-Parent et Ingrid Syage Tremblay
Sculpter le bois, c’est entrer dans l’intimité de la matière pour lui donner forme. C’est aussi honorer ce corps pour en faire resurgir une essence et (re)faire sens. Il y a quelque chose de surprenant dans le fait qu’en soustrayant un volume de sa peau ou de sa chair, l’on puisse à la fois avoir accès à son intériorité, voire son intimité, et recomposer un corps à la silhouette distincte de celle d’origine. La déperdition de la matière révèle l’essence du bois et, comme l’exprime Florence de Mèredieu, son analyse permet de « reconstituer toute la généalogie de l’œuvre ».(Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2008, p. 175.)
Cette généalogie puise ses origines dans l’art du textile chez Ingrid Syage Tremblay, avec un clin d’œil à l’ornemental et au décoratif végétal. Dans Tapisserie, sculpture conçue à la manière d’une tapisserie pliante, les formes végétales se lient les unes aux autres. Leur souplesse résonne avec le travail de l’artiste qui sculpte le bois de manière à faire surgir une malléabilité qui déjoue sa densité habituelle, jusqu’à donner à voir un maillage dans Les derniers crépuscules. Ici, la taille ne reste pas en surface ; l’artiste ne grave pas ni ne dessine une forme. Elle passe à travers la matière créant un motif ajouré. Si l’évocation du moucharabieh flotte autour de l’œuvre invitant une réflexion sur l’intime, la référence à la dentelle s’impose faisant surgir des liens autant plastiques qu’iconiques. Il y a, dans la dimension plastique du bois, une signifiance qui fait écho et qui se superpose, à la forme de l’œuvre pour en amplifier le sens. Si l’on regarde cette matière fibreuse au microscope, c’est une myriade de filaments espacés de vide qui en compose la trame. Il en aura fallu du temps et de la patience pour que l’arbre prenne de l’expansion et que son réseau interne se déploie. C’est aussi beaucoup de temps et de patience qu’il faut à la dentelière pour tramer son tissu. Sans oublier la répétition du geste qui place l’action dans un niveau de conscience quasi méditatif, dans un espace intime.
Chez Mathieu Gotti, l’intimité s’exprime par La Disparition de soi, titre de l’installation. L’artiste taille le bois pour donner corps : une femme nue, sculptée dans une pièce de pin blanc, fait face à un chien noir, tous deux étant séparés, ou rejoints, l’un de l’autre par un chemin de cendre. La nudité de la femme nous invite dans l’intimité d’une vulnérabilité, refuge précieux et lieu de recueillement où il est encore possible de rêver et de se retrouver, ne serait-ce qu’un instant. Mathieu Gotti ne présente pas une version des choses ; il n’enferme pas l’installation dans un récit unique. Il prône une lecture polysémique qui crée un espace tensif entre le bien et le mal, l’animal et l’humain, la maladie et la santé. Le chien qui se dresse devant la femme représente-t-il par la couleur de son pelage la noirceur de l’humain qu’il métaphorise ? À moins que sa gueule apaisante ne rappelle qu’il est aussi le « meilleur ami de l’homme », à la fois doux et sécurisant. Et si l’abandon de soi était un passage obligé pour une étape de transition. Une table rase de ce que nous sommes qui à l’image du feu détruit ou déconstruit, mais aussi qui, selon le récit mythique du Phénix, permet de renaître de ses cendres, abandon ultime de la matière en vertu d’une renaissance.
Myriam Simard-Parent observe quant à elle les principes d’un retour à soi en décortiquant le temps de son adolescence. Ici la généalogie de l’œuvre est intimement liée à celle de l’artiste. Ayant des parents biologistes, Myriam Simard Parent a grandi en connexion avec la nature. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, les végétaux récoltés ci et là dans la nature québécoise ont toujours partagé la table de la famille avant d’être analysés, classifiés et répertoriés. Et puis, à l’adolescence, la culture pop américaine s’est elle aussi invitée à la table de l’artiste, créant un clash. La dualité nature/culture a donc participé à une définition identitaire que l’artiste revisite dans ses œuvres sous forme ludique, voire satyrique. Tandis que la caisse de lait et les crèmes glacées ravivent le souvenir de son premier travail, les bouteilles de bières la ramènent aux premiers interdits et la peau de banane à sa propre vulnérabilité de l’époque. C’est dans un esprit de nostalgie qu’elle aborde les moments marquants de cette phase.
Dans cette exposition, les artistes honorent le bois ; ils en rappellent la beauté et la nature sacrée tout en plaçant son potentiel iconique au service d’une expression de l’intime.
– Texte d’Émilie Granjon
Biographie d’Émilie Granjon
Détentrice d’un DESS en gestion d’organismes culturels obtenu en 2015 à HEC Montréal, Émilie Granjon dirige le centre d’artistes CIRCA art actuel depuis mai 2016. Elle est également essayiste et critique d’art ainsi que commissaire indépendante. Titulaire d’un doctorat en sémiologie en 2008 à l’UQAM, elle analyse les enjeux culturels de l’art actuel par l’étude des figures insolites. Dans sa thèse, elle a orienté ses recherches sur la sémiogenèse de la symbolique alchimique dans l’Atalanta fugiens (1617) et a publié Comprendre la symbolique alchimique (PUL : Québec, 2012). En art actuel, elle a co-écrit avec Fabienne Claire Caland Cinq fabricants d’univers dans l’art actuel (Nota Bene : Montréal, 2017) et, plus récemment, également avec Véronique La Perrière M. Le miroir, la métaphore et le temps inversé (Sagamie : Alma, 2020).
Biographie des artistes
Mathieu Gotti est originaire de France et vit à Québec depuis 2006. Adepte de projets collectifs, il participe à la fondation de plusieurs regroupements d’artistes qui lui permettent de rencontrer un public très large et de développer son intérêt pour l’interactivité et la médiation. Depuis 2015, Mathieu Gotti réalise principalement des projets de sculptures à titre individuel. Il a pu s’illustrer lors d’expositions au Québec et au Canada. Mentionnons entre autres : Ce qui nous rend humains, au MNBAQ en 2020, Compression Boréale, au Musée de la civilisation en 2010, Fonderie polaire, à Vrille Art actuel à La Pocatière en 2015 et Changements climatiques, au Centre culturel franco-manitobain de Winnipeg en 2016. Sa pratique fut récompensée par de nombreux prix et bourses et notamment finaliste au prix d’excellence des arts et de la culture 2018 (Prix Émergence en métiers d’art).
Myriam Simard-Parent détient un baccalauréat en arts visuels et médiatiques obtenu à l’UQAM en 2020 et une maîtrise en sculpture et céramique obtenue à l’Université Concordia en 2023. Son travail se distingue par la sculpture du bois, réalisée principalement en taille directe, à la main et à l’aide de couteaux et d’outils rotatifs électriques. À partir de différentes essences de bois indigène d’Amérique du Nord et de bois récupéré, elle crée des sujets qui réfèrent à des expériences personnelles, issues de l’espace domestique et de la culture populaire.
D’origine québéco-syrienne, Ingrid Syage Tremblay vit et travaille à Montréal. Récemment, elle a exposé son travail au Grand Palais Éphémère à Paris, à Apexart à New York, à Chiguer art contemporain Québec, au Agnes Etherington Art Center de Kingston, au Centre Skol à Montréal, à Projet Casa à Montréal et à Transmitter à New York. Elle a également été artiste en résidence à Est-Nord-Est à Québec, à la NARS Foundation de New York, au Carving Studio and Sculpture Center au Vermont, à Djerassi en Californie, au VCUarts Fountainhead Fellowship in Sculpture en Virginie, à ACRE au Wisconsin, au Terra Vivente Art Studio en Italie et au Vermont Studio Center. Syage Tremblay a obtenu une maitrise en sculpture de l’Université du Texas à Austin en 2018, pour laquelle elle a été récipiendaire du UT Graduate School Recruitment Fellowship.
Remerciements
Mathieu Gotti :
Raymond Caron et Réal d’Amour
Ingrid Syage Tremblay :
Nicolas et Jasmine Bel, Paz Godoy, Virginia Valdez Ruiz, Richard Caron, Aurélie Dubois, Myriam Simard-Parent, Mathieu Gotti, Émilie Granjon, Mariana Jiménez et toute l’équipe de CIRCA art actuel.
Crédits photographiques: Jean-Michael Seminaro
Crédits vidéographiques: Noémie Da Silva
Revue de presse: JUSQU’AU 22 JUIN 2024, AU CENTRE CIRCA ART ACTUEL AU BELGO : HOMMAGE RENDU AU BOIS PAR TROIS ARTISTES INSPIRÉS ! par Chantal L’Heureux