Inondation maison

  • Manuel Poitras
Du 6 mai au 17 juin 2023 - L’artiste sera présent à la galerie le samedi 27 mai de 15:30 à 17:30, le jeudi 1er juin de 16:00 à 18:00, le jeudi 8 juin de 16:00 à 18:00 et le samedi 17 juin de 15:30 à 17:30

Galerie I

 

Toi-même

Quand j’étais enfant et qu’on s’insultait dans la cour d’école, répondre « toi-même » à ton ennemi signifiait abdiquer : c’était la fin d’une lutte d’insultes. C’était habituellement crié, le visage rouge et les oreilles bourdonnantes. « Toi-même ! ». On le savait, quand on le disait, que la technique du miroir n’aurait aucun effet, que les insultes ne rebondiraient pas de nous vers l’autre, mais qu’au contraire elles avaient réussi à s’infiltrer, à nous blesser. Toi-même était le signe du désespoir.

C’est en parlant de la culture DIY avec Manuel, que ce souvenir d’enfance m’est revenu. Gagnant en popularité dans les années 70, le mouvement DIY proposait de s’émanciper de la société de consommation en revalorisant les savoirs techniques et artisanaux. Devant la difficulté de changer le monde, le mouvement DIY proposait l’alternative de concevoir le sien de ses propres mains, en marge du système, par le partage d’instructions, d’astuces et techniques de construction d’objets divers. DIY, do it yourself, est normalement traduit en français par fait-maison. De manière littérale, je le traduis dans ma tête par fais-le toi-même. IKEA et d’autres multinationales proposent une vision édulcorée du DIY : à l’aide d’instructions, ils demandent aux acheteurs d’assembler eux-mêmes leurs produits, insérant le travail bénévole des clients dans la chaîne de production. Fais-le toi-même. C’est face à cette récupération contemporaine du DIY que j’entends dans fais-le toi-même, le « toi-même ! » de l’enfance, sa colère et son sentiment d’impuissance.

Devant l’anxiété liée à la montée des eaux et la fonte prochaine des glaciers, les incitatifs à recycler « toi-même », à réduire « toi-même » ton empreinte individuelle, à être « toi-même » le moteur de changement sont multiples. Fais-le toi-même. Les industries et les gouvernements responsables du saccage environnemental feignent l’impuissance : ils nous renvoient à notre responsabilité individuelle, utilisant eux aussi la technique du miroir. Avant même qu’on puisse crier « toi-même », le cri nous revient en échos multipliés.

Pour atténuer le sentiment d’aliénation provoqué par ce jeu de miroir, les individus canalisent leurs énergies dans diverses avenues : certains optimisent leur conditionnement physique, d’autres cherchent refuge en leur espace domestique pour échapper aux problèmes du monde. Plus radicalement, les survivalistes croient pouvoir survivre à la catastrophe imminente en s’équipant en conséquence. Dans son exposition, Manuel Poitras récupère divers objets issus de ces symptômes de l’individualisme néolibéral, de légers à sévères, sur des sites web d’économies secondaires et les reconfigure en différentes fontaines-assemblages. Ces objets, qui pourraient appartenir à toi ou moi, sont pensés comme les vaisseaux interchangeables d’une sculpture-système, maintenus en place par un accrochage élémentaire rappelant l’esthétique DIY, fais-le toi-même. De l’eau voyage d’un objet à l’autre en circuit presque étanche, inondant de manière perpétuelle les objets. L’anxiété climatique généralisée est peut-être cette eau omnisciente.

Dans les fontaines de Manuel Poitras, les différents articles sont ramenés à leur réalité matérielle : seule compte leur disposition dans la gravité et leurs différents niveaux de perméabilité. Submergés, ces objets à brève durée de vie, conçus, consommés, jetés ou revendus rapidement, s’imprègnent du vaste déploiement temporel de l’eau. Contrôlée et cyclique, cette théâtralisation de nos anxiétés environnementales entraîne paradoxalement un sentiment de calme méditatif.  Le « toi-même ! » et son cri de révolte semblent, le temps des sculptures, se transformer en un son réconfortant, me rappelant l’histoire d’opérateurs de machines qui, à force d’être exposés aux bruits constants des moteurs, trouvent en ceux-ci l’apaisement d’une berceuse.

-Texte de Loïc Chauvin

 

Biographie de l’auteur

Loïc Chauvin est un artiste vivant à Montréal. Gradué de l’Université Concordia en photographie (2019), il y poursuit depuis l’automne 2022 une maîtrise en sculpture et céramique grâce au soutien d’une bourse d’excellence. Privilégiant une approche multidisciplinaire ancrée dans le processus, ses œuvres impliquent souvent une tension entre illusion et réalité matérielle. À travers des décalages discrets de l’ordinaire réalisés par des gestes poétiques simples, il tente de communiquer l’étrangeté de vivre dans l’Anthropocène. Chauvin remercie Manuel Poitras pour l’invitation à écrire son texte d’exposition, pour sa confiance et pour son soutien.

Loïc Chauvin remercie Xavier Bélanger-Dorval, maya rae oppenheimer et Valérie Voizard Marceau.

 

Biographie de l’artiste

Manuel Poitras est un artiste en arts visuels travaillant en dessin, peinture, gravure, sculpture et installation. La tension à la base du positionnement de l’humain par rapport à la nature qui l’habite et aux objets qui l’entourent forme le noyau de sa démarche. Afin d’explorer les dessous et travers de cette tension, son travail cherche à déstabiliser l’anthropocentrisme néolibéral, qui positionne l’individu-humain au-dessus de toute autre entité. Poitras s’intéresse à la vitalité des éléments et de la matière qui, dans leur élan distinctif, nous ouvrent la voie vers d’autres modes de regard et d’écoute. Ce faisant, les œuvres de Poitras proposent d’autres façons d’être en ce monde.

Manuel Poitras détient un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia, pour lequel il obtient le Prix Guido-Molinari pour les arts visuels en atelier en 2020. Il bénéficie d’une bourse du Conseil des arts du Canada pour le développement du projet présenté ici. Il vit et travaille à Montréal.

 

Remerciements

Merci à Adam Basanta, Loïc Chauvin, Alexey Lazarev, Kelly Jazvac, Brandon Poole, Élio Poitras et Romain Poitras.
Merci à Eduardo Diaz, à ma famille et à mes ami·e·s.
Merci au CIRCA Art actuel, à Paule Mainguy de l’Atelier Circulaire, à Natacha Chamko, Peter King et Yan Giguère de l’Atelier Clark, au programme de résidence Pilotenkueche, au Conseil des arts et des lettres du Québec, et au Conseil des arts du Canada.

 

Liste des œuvres:

1. Une rencontre avec l’Arche

Matériaux: canot gonflable, tuiles de toiture en ardoise, pièces de Legos, gazon synthétique, tube de pompe à pression, corde, attaches réutilisables, pompe électrique, epipremnum aureum, eau.

2. Savoirs inondables

Matériaux: livres (textes fondateurs ou emblématiques du néolibéralisme et du libertarianisme, avec quelques biographies de personnages qui ont contribué à la mise en pratique de ces formes de pensées), chaises, tapis, poubelle, tubes de vinyle, pompe électrique, corde, gelée de pétrole.

3. Entropie du dehors et du dedans (versants nord, sud, est, et ouest)

Impression sous presse d’ardoises de toiture datant de 1885 sur papier BFK Rives 180 ou 300 g/m². Cadres surcyclés. Édition de 4 gravures. Prix sur demande.

4. Catalogue de l’inconfort

Matériaux: coussins, tapis, structure de bois, toile de vinyle, corde, tubes de vinyle, attaches réutilisables, crochets en acier, pompes électriques, eau.

5. Poste d’entraînement en survie II

Matériaux: roues de vélo, souliers de sport, structures de bois, corde, attache réutilisable, bac en plastique, ballon, tubes de vinyle, pompe électrique, eau.

Tous les matériaux utilisés dans l’exposition, mis à part les pompes à eau et les tubes en vinyle, proviennent de l’économie circulaire.