Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black
- Chloë Lum et Yannick Desranleau
Corps du futur : vivre l’imaginaire post-humain
Auparavant connus sous le nom de Séripop, Chloë Lum et Yannick Desranleau se sont fait remarquer grâce à leurs affiches en sérigraphie et à leurs grandes installations en papier, immersives et colorés. Même si l’introduction d’éléments théâtraux et de la danse semble indiquer un nouveau départ par rapport à leurs œuvres, le récent travail des deux artistes est une extension de leur pratique collaborative et s’inscrit dans la continuité de leurs prodigieuses explorations matérielles.
Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black est une performance en dix sketchs présentée sous la forme d’une installation comprenant une projection vidéo de deux canaux. Les artistes collaborent avec des danseuses professionnelles dans la recherche de l’expression affective tirée d’une exploration de la durée de vie des matériaux et leur réaction au stress, mise en œuvre dans des constructions abstraites ou narratives.
Une bâche cuirassée de couleur pêche, une flaque en caoutchouc d’un rose brillant, un ensemble de cerceaux en papier-mâché, un objet d’apparence intestinal suspendu par un élastique jaune évoquant un cordon ombilical… Ce ne sont que quelques exemples des nombreux accessoires – accrochés, rembourrés, emmêlés et suspendus aux murs qui parsèment l’installation. Caractérisées par une palette subtile et contemplative, bleu sanitaire, brun gale, beige anodin, moutarde médicinale, taupe timide, rose Pepto-Bismol et bien d’autres, les couleurs de l’installation ont un impact physiologique sur les visiteurs. On ne peut s’empêcher de faire des liens avec le corps humain, ses formes, ses couleurs, ses textures et ses phénomènes.
Pour ce nouveau travail, Lum et Desranleau ont construit un espace qui se décale et se transforme avec le temps. Sous l’action de la caméra, plusieurs facettes des mêmes éléments se révèlent progressivement tout au long de la performance.
Parallèlement à ce qui semble être tradition pour les œuvres négociant avec la temporalité, l’expérience de ce travail demande une certaine patience au visiteur, qui se trouve cependant soutenue par une trame sonore gardant son attention tout en aiguisant ses sens. Chaque séquence est filmée en plan fixe qui présente une performance de danse en solo accompagné d’un monologue en voix hors champ. La séquence débute avec une question existentielle : « Est-ce nécessaire de faire cela », disent-ils?
La collaboration a toujours propulsé la pratique du duo. Dans les dernières années, sa démarche a évolué jusqu’à collaborer avec d’autres créateurs. Agissant en tant que médiateurs pour l’œuvre et substituts pour le public et les artistes eux-mêmes, l’ajout de danseuses fait foi du dévouement que le couple a pour l’expérimentation et l’exploration de différentes formes d’expression, ne se limitant pas seulement à leurs milieux d’expertise. Chaque plan dévoile une danse dont la chorégraphie est presque intégralement improvisée; seules quelques instructions ont été préalablement données par Lum et Desranleau. Si la confiance entre les artistes et les performeurs est essentielle, ainsi que le respect pour leurs forces mutuelles en création artistique, une certaine distance est aussi nécessaire. Même s’ils n’agissent pas comme interprètes dans leurs productions théâtrales, les artistes ne sont pas pour autant étrangers à la performance puisqu’ils ont été musiciens professionnels.
À travers l’art du mouvement, ils s’interrogent sur les expériences à la fois personnelles et partagées, et sur la condition humaine: l’embarras, la douleur, la fatigue et la folie mais aussi sur le pouvoir, la confiance et le refuge. Dans une des séquences, nous voyons une danseuse se parer d’une veste de caoutchouc noire à l’allure d’une armure. En plus de donner du poids et du volume à son corps, cette veste renforce sa présence. Dans une autre séquence, une danseuse éprouve de la difficulté à s’habiller. Par-dessus sa tête, elle étire une sculpture ayant la forme d’une vessie couleur pêche, dotée de phalanges rouges. Elle n’arrive pas à trouver l’ouverture; son visage est caché. Cette image inquiétante nous rappelle Miranda July effectuant sa danse étrange dans son film, The Future (2011) ou encore la peinture de René Magritte, The Lovers II (1928) dans laquelle deux visages enveloppés de tissu tentent de s’embrasser. Ces moments à la fois anodins et passionnés sont représentés comme des défis émotionnels empreints de lutte, de frustration et d’isolation.
Inspiré des théories sur les cyborgs et la disability theory1, ce nouveau travail occupe l’imaginaire du post-humain. Leurs objets sculpturaux cronenberg-esques sont hybrides, à la fois prothèses et appendices, évoquant plusieurs paradoxes : arme et remède, camelote et préciosité, déficience et excès, abject et sublime. À certains moments, le corps et la sculpture semblent ne faire qu’un, la danseuse adoptant les propriétés de son costume/accessoire et vice-versa. Regarder les danseuses caresser, bercer, manipuler et manœuvrer ce qui les entoure offre aux visiteurs une sensation de satisfaction et de soulagement. Un tel engagement distancié nous permet d’assouvir nos impulsions quant à notre volonté de toucher aux œuvres; il nous encourage à imaginer la sensation de tenir contre soi ces objets uniques, de les porter et d’interagir avec eux. Peut-être même nous invitent-ils à imaginer nos corps post-humains, à la fois technologiques et intangibles.
Sous la direction et les conditions établies par Lum et Desranleau, les danseuses sont libres de se déplacer comme les artistes le veulent, et libres d’interpréter le fonctionnement des différentes parties de leur nouveau corps futuriste. Chaque danseuse aborde les objets qu’elle porte de manière unique et intuitive, avec leur propre conscience et prédilections. Dans un climat social marqué par un phénomène d’anxiété généralisée et de peur, ce nouveau travail offre un moment de répit et une possible réponse au questionnement urgent et nécessaire sur la place de l’être dans le monde.
-Karie Liao
1 Il n’y a pas encore de terme français établi pour cette théorie.
Chloë Lum & Yannick Desranleau ont pris part à de nombreuses expositions collectives au Canada, aux États-Unis et en Europe, entre autres au Center for Books and Paper Arts, Columbia College, Chicago (2015); au Musée d’art contemporain de Montréal (2011); à la Kunsthalle Wien, Vienne (2010); au BALTIC Centre for Contemporary Art, Gateshead, Angleterre (2009); et au Whitechapel Project Space, Londres (2007). Parmi leurs expositions individuelles récentes, nommons celles à la Khiele Gallery, St-Cloud State University, Minnesota (2016); à l’University of Texas, Austin (2015); au Confederation Centre Art Gallery, Charlottetown (2014); à la YYZ artists’ outlet, Toronto (2013); et à la Blackwood Gallery, University of Toronto (2012). Ils on présenté leurs performances à la Fonderie Darling (2015) et dans le cadre du festival OFFTA (2016). Lum et Desranleau ont également évolué sur la scène musicale internationale avec leur groupe d’avant-garde rock AIDS Wolf pour lequel ils ont produits des affiches de concert primées sous le pseudonyme Séripop.
Desranleau est le lauréat 2016 de la bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain, et le duo figurait sur la liste longue du Sobey Art Award 2015. Leurs œuvres sont présentes au sein de plusieurs collections, notamment celle du Victoria and Albert Museum, Londres; du Musée des beaux-arts de Montréal; du Musée d’art contemporain de Montréal; et de la BMO.
Yannick Desranleau est titulaire d’une maîtrise en sculpture de l’Université Concordia, Montréal, tandis que Chloë Lum est candidate à la maîtrise interdisciplinaire en arts de l’Université York, Toronto. Lum & Desranleau sont représentés par la Galerie Hugues Charbonneau à Montréal. Les artistes vivent et travaillent entre Montréal et Toronto.
Karie Liao est la cofondatrice et l’actuelle coordinatrice de la Toronto Art Book Fair, fondée en 2015. Plus récemment, elle était commissaire à la Cape Breton University Art Gallery (2015-2016), où elle organisait des expositions d’art contemporain et des expositions d’œuvres de la collection, axées sur les artistes et thèmes des provinces maritimes du Canada. Dans le passé, elle a aussi occupé entre autres les postes de commissaire en résidence à la Artscape Youngplace (2014-2015), directrice artistique au Contemporary Art Forum Kitchener and Area (2013-2014) et commissaire en résidence au Musée des textiles du Canada (2011-2013). Elle est titulaire d’une maitrise en histoire de l’art de la York University.
Lisez l’article de Saelan Twerdy pour Canadian Art «Montreal Report : Darkness in Summer».