Les Gisants, Le Clair et l’Obscur
- Francesca PENSERINI
Dans les monastères et les églises datant du Moyen Âge, on peut apercevoir ces tombeaux funéraires ornés d’une sculpture en pierre représentant le corps gisant du défunt. Seuls les personnages importants pouvaient s’offrir ces sépultures d’apparat. Leur souvenir transitait ainsi par une imago qui, selon son usage latin, renvoyait communément à l’aspect de ressemblance que produisent les oeuvres d’art, les reflets, les signes, mais également les souvenirs et les fantômes. Aussi, dans la notion d’imago, l’image a-t-elle partie liée avec la mémoire et la mort.
Les gisants de Francesca Penserini ont en commun avec la statuaire médiévale ce statut d’imago. S’ils sont produits à l’image des gisants de pierre, dont ils rappellent la posture allongée, la couleur crayeuse et les formes sculpturales, leur parenté n’a que peu à voir avec cette fonction de monument. Tordus sur eux-mêmes, à la manière de ces draps froissés devant eux, alanguis ou apaisés comme après l’effort, dans la pose du cadavre où le yogi trouve le repos — shavasana —, ces corps n’ont pas trépassé. Trop charnels pour évoquer le cadavre et trop impudiques pour la solennité du tombeau, les gisants de Penserini résistent à la comparaison.
Ces corps, modelés par une lumière abstraite, apparaissent en vérité comme le produit du fantasme, qui sublime les reliques charriées par le souvenir. Dès lors, l’imago ne se fait monument que pour rappeler l’intimité d’un contact avec la mort, le souvenir de l’épreuve, sa capacité d’exposer chacun à sa propre fragilité. Dessinés en noir et blanc, les gisants présentent l’apparence irréelle et nostalgique du passé, tandis que le modelé de leurs formes leur confère une présence qui atteste d’une renaissance possible. En ce sens, les gisants rappellent le caractère dialectique de l’imago, qui désigne tout à la fois la disparition et la survivance. Leur union est au principe de l’oeuvre, dans l’insistance sur l’entrelacement des contraires : ombre et lumière, mort et naissance, homme et femme, solidarité et solitude des corps… Un jeu d’oppositions et de renvois que cristallise la présence sculpturale des draps posés devant chaque couple, à la fois langes et linceuls, abandonnés comme un suaire sans son fantôme, dans l’indécision où semblent flotter les corps endormis.
Ultimement, c’est bien la présence répétée du linge froissé, dessiné en séries sur le mur, trônant comme un hommage devant chaque couple de gisants et couvrant majestueusement la pièce centrale, qui fait la cohérence de l’installation. Là où les corps gisants sont les icônes de la fragilité humaine, le drap qui leur survit s’offre à penser comme un signe. Le tissu, en effet, marque la présence au monde, de l’origine à la disparition du corps. Premier et dernier contact avec le monde, les langes et les linceuls sont l’imago de l’être humain, dans sa plus simple expression.
Maryse Ouellet
Dans son travail, Francesca Penserini se plaît à jumeler le langage du dessin et de la sculpture. L’oeuvre prend généralement la forme d’une installation où les éléments présentent leurs surfaces marquées par les multiples passages de l’outil dans la matière ou, de la craie sur la surface dessinée. Ainsi, la conceptualisation de l’oeuvre et de son média passe par un processus créatif rappelant des structures et des processus séculaires par sa persévérance obsessive et monastique dédiée au matériau sans cesse peaufiné et célébré.
En occupant l’espace, l’oeuvre propose un rapport entre énergie du corps du visiteur et les mécanismes de la mémoire, d’où survient la possibilité d’un passage entre l’espace concret/réel et l’espace occulte/intérieur.
Francesca Penserini vit et travaille à Montréal. Elle a complété ses études à l’Université Concordia de Montréal (B.A.), à la Villa Schifanoia de Florence (M.A.) et au School of the Art Institute de Chicago (M.F.A.). Son travail a été présenté dans des expositions individuelles et collectives au Québec, aux Etats-Unis et en Allemagne. Elle enseigne les arts visuels au Collège Champlain St-Lambert depuis plus de vingt ans.
L’artiste tient à remercier Michael Nyman et Nigel Barr d’avoir autorisé gracieusement la diffusion du disque ‘The Piano Sings’ durant l’exposition.
Maryse Ouellet est doctorante en histoire de l’art à l’université McGill depuis janvier 2011. Elle terminait en décembre 2010 un mémoire intitulé Mélancolie du livre illisible, Le présentisme à l’épreuve de l’art, dans lequel elle étudiait la fonction critique de la mélancolie en art contemporain dans les sociétés occidentales actuelles où le temps est vécu sous le mode d’un présent éternel. Elle poursuit actuellement ses recherches sur la question de la temporalité en art contemporain, plus précisément sur les rapports de continuité et de métissage entre contemporanéité et tradition. Elle privilégie une approche philosophique, s’intéressant à la manière dont l’art peut agir comme révélateur des travers et des promesses de notre époque. Maryse Ouellet a contribué à la revue Etc. ainsi qu’au numéro mensuel Invitation publié par la galerie Art Mûr.