Les sphères viennent au monde en tournant
- François Mathieu
-Galerie II-
Les sphères viennent au monde en tournant
De la (dé)construction de la sphère à son essence
Un virage est désormais amorcé dans le travail de François Mathieu; il est fait de glissements et de déplacements. La sculpture sur bois reste son ancrage disciplinaire, tout comme le dôme son thème de prédilection. S’il aimait jusqu’alors jouer avec les problèmes structuraux liés à la réalisation des sphères en sculpture et rendre visible les solutions trouvées, dans l’exposition Les sphères viennent au monde en tournant ce jeu est dissimulé. Le travail de l’artiste, toujours nourri par une approche empirique, reflète une transition vers une recherche d’expression pure et incarnée de la figure minimale que l’inspire tant.
Questionner la sphère et sculpter cette forme si complexe, c’est le défi qui guide le cheminement artistique de François Mathieu. Comment s’y prend-il? En expérimentant, en testant, en s’adaptant. Et pourtant il y a quelque chose de nouveau dans son approche de la matière, quelque chose qui n’est pas sans faire écho au concept de modélisation. À l’origine de la sculpture intitulée L’aire d’une sphère se trouve une rencontre avec des faiseurs d’images et des constructeurs de formes. Dans le cadre de l’exposition Ce qui arrive présentée à l’automne 2021 à la galerie d’art Antoine-Sirois, François Mathieu a effectué une microrésidence à la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke. Les discussions entourant son projet l’ont amené à construire une machine de découpe CNC fait main qui lui permet de se libérer de la contrainte du « travailler habillement » hantant beaucoup de sculpteurs. L’artiste a usiné cette machine pour qu’elle sculpte le bois. Cette initiative, on ne peut plus low-tech, fait bien sûr écho à la relation de l’artiste entre l’objet et la matière. Cela dit, François Mathieu ne cède pas l’ouvrage à l’autonomie de la machine, puisque c’est lui qui détermine la vitesse de rotation. Agenouillé devant la masse composée de 128 poutres de bois, il conduit le mouvement. Son regard suit la trace de la toupie dans la matière. Son œil capte la précision de la taille et surveille la rigueur de l’entaille. Un dôme apparait.
Dans l’exposition, l’artiste place la sphère comme entité à part entière, laissant derrière elle sa construction. Il lui accorde une indépendance qui lui permet ainsi d’être et d’exister. Avec L’aire d’une sphère, la masse nous fait face, générant une expérience de frontalité inhabituelle. Deux corps se confrontent. La présence imposante de la masse du dôme aurait-elle préséance devant celle du spectateur? Tandis que le corps de la sphère fait ici acte de présence, l’absence domine dans la série Petits lacs. Dès lors, l’empreinte de la forme fait œuvre de mémoire de la matière et le corps devient personnifié. Grâce à ce contraste, un jeu s’installe et invite le spectateur à des questionnements sur l’essence de la sphère. Comment existe-t-elle? Par chevauchement de couches. C’est du moins ce que suggèrent les Vues alternées sur un dôme alternatif. Les deux œuvres présentées sont faites de superpositions d’images qui représentent des éléments présents (bobine de fils, repères, sphère et demi-sphère) dans l’atelier de l’artiste. La profondeur de la masse se voit à travers la transparence des couches qui donnent à voir l’histoire d’une prise de forme à travers le geste du sculpteur.
Il n’y a pas que du contraste dans la manière d’incarner la sphère. En adoptant une approche plus sensible, il sera alors possible de ressentir une émotion esthétique éveillée par une poésie de la peau. Tandis qu’une peau texturée de plis et de nervures compose les sculptures concaves des Petits lacs, c’est une peau faite d’empilements de couches graphiques qui donne corps au montage photographique des Vues alternées sur un dôme alternatif. Que dire de celle qui constitue la masse de L’aire d’une sphère ? Elle comporte des taches fibreuses aux couleurs foncées dont les formes rappellent la cartographie d’un territoire. Ces nœuds qui surgissent de la matière et qui révèlent la mémoire charnelle du bois unissent le terrestre et le céleste, l’infiniment petit et l’infiniment grand, tout en laissant place à l’imaginaire. Lorsque les sphères viennent au monde en tournant, elles s’ouvrent à un champ des possibles, laissant libre cours à l’imagination.
Le processus est le reflet d’une relation entre mouvance, présence et absence, mais aussi entre création et être. Tout y est!
Émilie Granjon et Charlotte Olivier
Biographies des auteures
Détentrice d’un diplôme d’études supérieures spécialisées (D.E.S.S.) en gestion d’organismes culturels obtenu en 2015, à HEC Montréal et d’un doctorat en sémiologie obtenu en 2008 à l’UQAM, Émilie Granjon, en plus d’être théoricienne de l’art, essayiste et commissaire indépendante, dirige depuis mai 2016 le centre d’artistes CIRCA art actuel. Après avoir publié en 2012 Comprendre la symbolique alchimique aux Presses de l’Université Laval, elle a écrit en 2017, avec Fabienne Claire Caland Cinq fabricants d’univers paru aux Éditions Nota bene à Montréal. Trois ans plus tard, les deux auteures publient Miroirs, métamorphose et temps inversé, édité par SAGAMIE édition d’art, à Alma. Elle a entre autres commissarié l’exposition Déjouer les sens au Centre d’art Jacques-et-Michel Auger de Victoriaville en 2017 et en tournée au Québec en 2020-202. Elle a par la suite conçu en 2019 avec Laurent Lamarche l’exposition collective LUMINA à la Galerie Stewart Hall de Pointe-Claire.
Détentrice d’un diplôme d’études supérieures spécialisées en gestion des organismes culturels à HEC Montréal obtenu en 2020 et d’un baccalauréat en conseil et expertise en objets d’arts et de collection de l’école d’art et de culture de Lyon obtenu en 2018, Charlotte Olivier est historienne de l’art et travailleuse culturelle. Depuis janvier 2022, elle œuvre en tant qu’adjointe à la direction d’Arprim, centre d’essai en art imprimé et fait ses premières armes en tant qu’auteure en collaborant avec Marilou André pour son exposition Dualité de la matrice à la galerie POPOP. Ses intérêts gravitent autour de l’art conceptuel et des pratiques émergentes en arts visuels.
Biographie de l’artiste
La célébration de l’objet et de sa présence physique, guident le travail de François Mathieu.
Dans ses œuvres récentes, c’est la sphère qui se prête le plus souvent à ses jongleries d’atelier. Qu’il s’agisse de dômes, de coupoles ou d’autres objets ronds, ses ouvrages consistent à voir ce qu’il en est de la forme lorsqu’elle se déploie dans une matière ou une échelle plutôt qu’une autre. En ressortent des systèmes constructifs, adaptés ou non, qui relèvent moins du calcul que de l’expérimentation et du jeu. Un combat structurel se dégage alors des éléments matériels et conceptuels mis ensemble, pour les mettre à l’épreuve comme pour en confirmer la solidité.
Même si on le connaît davantage comme sculpteur, François Mathieu utilise de plus en plus souvent par la photographie et l’écriture. Détenteur d’un baccalauréat en philosophie, d’un autre en arts plastiques et d’une maîtrise en études québécoises, il se consacre à la création depuis une trentaine d’années. Ayant à son actif plusieurs réalisations d’art public dans tous genres d’environnements, il a également présenté son travail au Canada, au Mexique et en Belgique. François Mathieu a grandi dans la municipalité de Saint-Éphrem-de-Beauce; il vit et travaille à Saint-Sylvestre dans la municipalité de Lotbinière.
Il est représenté à Québec par la Galerie.a.
Les sphères viennent au monde en tournant s’inscrit dans une trilogie d’expositions dédiée aux recherches de l’artiste François Mathieu, comprenant Ce qui arrive à la Galerie Antoine-Sirois (Sherbrooke), du 20 novembre 2021 au 29 janvier 2022, et un solo à la Galerie.a (Québec), du 6 au 29 mai 2022.
Crédit vidéo: François Mathieu
Crédit photo: Jean-Michael Seminaro