Made in Québec
- Kim WALDRON
Qui encore, aujourd’hui, peut ignorer le rôle de la Chine dans nos vies? La deuxième économie mondiale fut notamment courtisée par le premier ministre canadien Justin Trudeau dans un premier voyage officiel à l’automne 2016. Il y a été moins question des droits de la personne que d’affaires et de commerce, des sujets plus propices au réchauffement des relations sino-canadiennes. Déjà importante joueuse dans le commerce mondial, la Chine pourrait aussi profiter des intentions du nouveau président désigné Donald Trump de retirer les États-Unis de l’accord de libre-échange transpacifique pour prendre les devants en élaborant ses propres accords commerciaux, semble-t-il dans une perspective accrue de libre-échange1. La nouvelle série de Kim Waldron, produite en Chine, est à recevoir dans ce contexte. Toujours avec l’autoreprésentation comme mode opératoire, l’artiste poursuit son questionnement croisé sur l’identité et le travail, qu’elle déplace cette fois sur le terrain de l’économie mondialisée et de l’internationalisation.
Dans la série Made in Québec, Kim Waldron se met en scène à la place de travailleuses et de travailleurs chinois selon un stratagème déjà exploré au début de sa pratique. En 2003, pour Working Assumption, elle a endossé les habits de travailleurs2 à Paris, dont elle incarnait ainsi, le temps d’une pose, la posture et les gestes dans leur milieu de travail. Une fois joués par Kim Waldron, ces rôles, que seuls des hommes occupaient, révélaient leur propension à confirmer le genre quasi exclusif associé à des professions variées. L’apparence jeune de l’artiste, en plus de creuser l’écart entre elle et ses modèles, soulignait la position ambivalente de celle qui, à travers une première résidence à l’étranger, se lançait pour de vrai dans une carrière artistique, choix dont elle semblait en même temps questionner la nature. Elle investiguait le monde du travail avec des autoreprésentations constamment décentrées par ses rencontres avec autrui qu’elle imitait, proposant ainsi une image de l’artiste en construction perpétuelle. Au fil de la série, elle devient en effet artiste en performant des emplois empruntés; elle les fait siens en les simulant et en travestissant leurs qualités masculines. « Je suis capable d’apprendre n’importe lequel de ces métiers, mais pas comme un homme3 », écrivait d’ailleurs l’artiste à propos de la genèse de cette série.
Il s’agissait peut-être moins de pratiquer ces métiers-là que d’opter pour l’opération critique et révélatrice du travestissement. Comme le résume Judith Butler, la figure du travesti « imite la structure imitative du genre, révélant le genre lui-même comme imitation4 ». Le jeu de rôle de l’artiste, dont le théâtre est le travail pratiqué, pointait donc une forme de régulation sociale et psychique fondée sur les catégories de genre. Il exposait également un travail artistique foncièrement hétéronome, ce qui le rendait singulièrement capable d’affirmer, par opposition au travail non-artistique, sa non-productivité, un trait distinctif fondamental. En porte-à-faux avec le règne du travail productif et de l’économie, la démarche de Kim Waldron dépasse ainsi la trajectoire personnelle de sa vie pour toucher des enjeux plus larges.
Douze ans plus tard, ce sont deux autres résidences d’artistes qui amènent Kim Waldron en Chine5. Elle y va avec l’intention de donner sa force de travail aux ouvrières et aux ouvriers qui assurent la production de biens de consommation pour les Occidentaux. L’ouvrier-chinois type, ce travailleur sordidement exploité, n’a pas pu être rencontré par l’artiste. La série décline plutôt ses interventions dans les contextes fournis par les travailleuses et les travailleurs gravitant autour des résidences ou faisant partie des contacts de son personnel complice. Le titre Made in Québec admet en partant que l’artiste en visite ne peut jeter qu’un regard extérieur, étranger et toujours situé sur la réalité qu’elle souhaite approcher; l’ailleurs entrevu par l’ici. Dans les images, elle se fond aux contextes à la manière d’un caméléon, mais inscrit sa différence de Blanche occidentale par la récurrence de sa présence et de sa tenue, un costume masculin de style Mao. Choisi en tant que déguisement de la neutralité, ce vêtement archétypal trouve parfois écho dans le décor, des résurgences non préméditées, comme chez la couturière.
Derrière le comptoir d’un boui-boui ou dans la cuisine d’un restaurant, appliquée dans les serres ou en déplacement pour livrer de l’eau, en train de repasser un vêtement ou de garder l’accès à un site, Kim Waldron s’affaire seule ou dans l’indifférence des personnes qui l’entourent. L’échange symbolique prescrit au départ par l’artiste, à savoir donner de son temps en retour de celui sauvé grâce aux biens produits par l’usine mondiale qu’est la Chine, gagne en complexité. La réflexivité, de la figure de l’artiste sur elle-même, omniprésente dans la pratique de Waldron, intègre ici une dimension particulière en éclairant tout un milieu, celui de la Chine ouverte aux artistes internationaux. Ainsi des mises en scène de la série se déroulent-elles dans les institutions d’enseignement, comme à la bibliothèque de l’Art College of Xiamen University ou, pour les plus jeunes, à la Xiamen Bindong Primary School et à la Jia Yu Preschool Group. Plus nombreuses encore sont les scènes qui se déroulent dans des ateliers et des manufactures6, des espaces de fabrication où les activités manuelles s’imposent, suggérant une proximité avec les savoir-faire artistiques plus traditionnels. Atelier de métal, de moulage et fonderie de bronze composent ces lieux qui rappellent que certains artistes occidentaux délocalisent la fabrication de leurs œuvres monumentales en Chine pour trouver une expertise, une main d’œuvre et peut-être des coûts inégalés ailleurs. Ces ateliers offrent en effet leurs services en anglais à des clients internationaux qui peuvent les retrouver sur le Web (Xiamen Kangsi Art Limited, XiaMen DingYi Sculpture Co.,Ltd). La gamme des services offerts par ces fournisseurs est large et répond à des besoins variés qui vont de la commande décorative à la production pour des œuvres d’art public contemporain, ce dont témoigne leur catalogue en ligne.
Les activités de fabrication révélées par la performance de l’artiste desservent autant l’économie post-fordiste du XXIe siècle que la création sous le paradigme duchampien de l’art, pour lequel le savoir-faire est relégué au second plan. En secondarisant le savoir-faire, la stratégie du readymade a contribué à sortir l’art du régime du faire artisanal dans lequel la fonction auteur reposait sur l’authenticité et l’unité de la touche de l’artiste. En évacuant cette dimension, l’objet d’art est séparé de la main de l’artiste, et sa conception, déléguée et reproductible7. C’est ainsi que le travail artistique, en plus d’avoir des traits communs avec le travail productif, qu’il se trouve ainsi à critiquer, s’inscrit plus facilement dans les mutations de l’économie à l’ère de sa mondialisation. De sa fabrication délocalisée, à sa mise en marché par les moyens de communication, les grandes foires et les biennales, l’art emprunte les circuits internationaux à l’exemple des autres marchandises. L’artiste assure son nomadisme de la même façon en participant à des résidences et des événements internationaux.
Adepte justement des résidences où prennent forme ses œuvres, Kim Waldron, dans la présente série, ne fabrique et ne fait rien. Elle fait semblant de faire, selon une feinte toute postmoderniste qui consiste, par la réitération et la reprise, à déconstruire ce qui serait pris pour naturel ou allant de soi. Dans cet espace interculturel créé dans les images, elle désenclave les positions et les valeurs tenues pour vraies. La série, faut-il noter, fut d’abord montrée au Chinese European Art Center8 pour le public chinois, lequel put ainsi apprécier de son labeur journalier une dimension esthétique autrement impossible. Occupant à leur tour le pôle oisif du regard, les travailleuses et les travailleurs s’émancipent en quelque sorte, suivant une redistribution du « partage du sensible » défini par Jacques Rancière. Pour le philosophe, ce remaniement des positions est rendu possible par l’art qui ainsi fait front commun avec « la politique », cette « activité qui reconfigure les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs. [La politique], poursuit-il, rompt l’évidence sensible de l’ordre “ naturel ” qui destine les individus et les groupes au commandement ou à l’obéissance, à la vie publique ou à la vie privée, en les assignant d’abord à tel type d’espace ou de temps, à telle manière d’être, de voir, et de dire9. »
Ce sont aussi les institutions politiques canadiennes qui ont intéressé Kim Waldron, à travers le projet Public Office, qu’elle a interrompu pour ses résidences chinoises. Voulant faire entendre sa voix dans un système dominé par les partis établis, elle a décidé de se présenter comme candidate indépendante dans la circonscription de Papineau où, en septembre 2014, elle a lancé sa campagne pour les élections fédérales qui allaient avoir lieu en octobre 2015. Elle a mené toutes les tâches requises, telles l’ouverture d’un bureau électoral, la publication de ses mémoires et la cueillette de signatures, pour devenir une candidate officielle avec un programme connu par la population de son comté10. Le point nodal de cette pré-campagne? Les pancartes électorales de Waldron qui la montrent enceinte, une image non-conventionnelle de la politicienne qui, de surcroît, pose en régnante. L’artiste profite d’ailleurs de son séjour en Chine pour faire faire trois reproductions de cet autoportrait par le peintre Wang Wei, des copies commandées au pays du parti unique où les portraits officiels sont habituellement réservés au dictateur et à sa garde. L’artiste fait la preuve que tout s’achète en Chine. Les portraits officiels à la facture académique, un genre dépassé, étaient par ailleurs, faut-il le rappeler, prisés par le premier ministre canadien Stephen Harper, alors en poste, qui en multipliait les commandes à l’effigie d’Élisabeth II. Tout en confirmant son attachement pour la couronne britannique, il se voyait sans doute ainsi lui-même en monarque11.
D’un dirigeant à l’autre, l’image de soi continue d’être un levier, comme avec le nouveau premier ministre Justin Trudeau, ce candidat donné gagnant d’avance dans Papineau, le comté de l’artiste. Sa stratégie est celle de la proximité avec la population qu’il dit ainsi mieux représenter, à coup d’innombrables égo-portraits, prodigués jusqu’en Chine. De la politique-spectacle, pas crue et misogyne comme celle de Trump chez nos voisins du Sud, mais tout de même semblable dans sa logique. Dans la vidéo Superstar (2016), l’autre point de jonction entre les projets chinois et canadien, Kim Waldron anticipe l’engouement populaire de la vedette avec une méthode limite. Son bébé promené en poussette dans la Cité interdite devient la proie d’Asiatiques brandissant leurs indispensables téléphones intelligents pour prendre des photos, des meutes admiratives filmées par la caméra de l’artiste retournée vers elles. Le cirque provoqué est à l’image du spectacle offert par les politiciens quand ils veulent détourner l’attention des enjeux qui concernent la population.
Le bébé est par ailleurs témoin de deux choses. Il symbolise l’intrication du projet artistique avec la vie personnelle de l’artiste, dans son rôle de mère, et la longue durée du processus au cours duquel Kim Waldron s’est engagée dans toutes les étapes d’une campagne électorale12, la plus longue dans l’histoire du Canada. Avec éloquence, les œuvres et la documentation13 de Public Office démontrent que les médias et le financement jouent un rôle indispensable dans les rouages du système électoral qui fonde notre démocratie. Les écarts pris par l’artiste avec les modèles imposés conduisent à un imparable constat : le système est tel qu’il procède à la conservation de lui-même se rendant inapte, sur le plan de la justice sociale, à répondre aux besoins de la population, dont les élus s’éloignent de plus en plus.
Public Office et Made in Québec dévoilent les forces agissantes sur les sujets de la « gouvernementalité néolibérale » laquelle « désigne une forme de rationalité politique qui soumet toutes les institutions sociales au marché comme “lieu de véridiction” », phénomène que la professeure de sciences politiques Wendy Brown nomme « dé-démocratisation14 ». Dans une perspective foucaldienne, les œuvres de Kim Waldron évoquent donc ces nouveaux modes d’assujettissement, le paradoxe où le sujet advient par la sujétion, et reconnaissent surtout par là que « [la résistance] prend corps dans l’intimité même du rapport de pouvoir15. »
Marie-Ève Charron, décembre 2016
1 Benjamin Carlson, « La Chine prête à redessiner la carte du commerce mondial », Le Devoir, samedi 26 et dimanche 27 novembre 2016, p. C1.
2 Composée de 17 éléments, la série réunissait entre autres les portraits d’un boucher, d’un avocat, d’un banquier, d’un professeur, d’un garagiste et d’un prêtre.
3 Site Web de l’artiste kimwaldron.com (consulté le 25 novembre 2016).
4 Judith Butler, « La mélancolie du genre/l’identification refusée », La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, Paris, Édition Léo Scheer, 2002, p. 216.
5 Il s’agit du Red Gate Residency (Beijing) et du Chinese European Art Center (Xiamen).
6 Dans une manufacture, comme celle de céramique montrée dans les numéros 26, 27 et 28 de la série Made in Québec, la division du travail existe, mais pas comme dans une usine où les machines et la technologie structurent une chaîne inflexible visant la rentabilité dans une organisation hautement verticalisée.
7 Voir l’analyse de ce déplacement dans John Roberts, « Deskilling, Reskilling and Artistic Labour », The Intangibilities of Form. Skill and Deskilling in Art After the Readymade, Londres et New York, Verso, 2007, p. 81-100.
8 L’exposition s’est tenue à Xiamen du 30 mai au 20 juin 2015.
9 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 66.
10 L’exposition Superstar, dont j’ai assuré le commissariat, a présenté la synthèse du projet à la FOFA Gallery, du 12 septembre au 21 octobre 2016.
11 L’image était suggérée dans les caricatures de Aislin (The Gazette) et de Garnotte (Le Devoir).
12 À l’exemple de ce qu’elle a fait dans Beautiful Creatures (2010-2013) où elle a réalisé toutes les étapes menant à la transformation d’animaux (porc, perdrix, canard, lièvre, agneau et bœuf) en viande cuisinée, de l’abattage à la table, jusqu’à leurs têtes naturalisées. L’intégralité du projet a été présentée à Oboro (Montréal) en 2013.
13 Il s’agissait notamment des extraits vidéo de la participation de l’artiste à des entrevues télévisées, de la captation vidéo du débat tenu avec les candidat.e.s de Papineau, ainsi que de leur rapports financiers présentés sous forme d’affiches.
14 Michaël Foessel, « Dé-démocratisation », Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés, sous la direction de Fabienne Brugère et al., Paris, Bayard, 2012, p. 184-189.
15 Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 125.
Kim Waldron est une artiste en arts visuels contemporains établie à Montréal. Elle utilise fréquemment l’autoportrait afin de prendre position sur différents enjeux sociaux actuels. Présente sur les scènes locale, nationale et internationale, elle a récemment exposé son travail dans diverses galeries : Jimei X Arles International Photography Festival (Xiamen), Mains d’Œuvres (Paris), Ortega y Gasset Projects (New York) et la Dunlop Art Gallery (Regina). Elle détient une maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia ainsi qu’un baccalauréat en arts visuels du Collège d’art et de design de la Nouvelle-Écosse. Elle a obtenu des résidences artistiques à Paris, Vienne, Terre-Neuve, Xiamen et Pékin. En 2013, elle a reçu la bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain. Made in Québec est la conclusion d’une exposition en deux volets, rendue possible par ce prix.
Critique d’art au quotidien Le Devoir, Marie-Ève Charron a été commissaire des expositions de groupes Le désordre des choses, avec Thérèse St-Gelais, (Galerie de l’UQAM, 2015), Archi-féministes! avec Marie-Josée Lafortune et Thérèse St-Gelais (OPTICA, 2012-2013) et Au travail au Musée régional de Rimouski, 2010. Elle compte de nombreuses parutions dans la revue Esse arts + opinions et a contribué à des ouvrages portant entre autres sur le travail des Fermières Obsédées, de Michael Merrill et d’Anthony Burnham. Depuis 2004, elle enseigne l’histoire de l’art au Cégep de Saint-Hyacinthe et à l’Université du Québec à Montréal.
Lisez l’article intitulée « Le vrai visage de la Chine » par Éric Clément pour La Presse.
Lisez l’article « at a glance » de John Pohl pour le Montreal Gazette.