Nous continuerons à croître en faisant corps avec vous ?

  • Pascale BOURGUIGNON
du 21 janvier au 11 mars 2017

L’arbre qui cache la forêt porte encore les branches de vos voix
Claire Moeder

Sortir de terre est une valse à trois temps

Les sumacs ont été déplacés. À quelques pas de la demeure, Pascale Bourguignon en a défait les racines dociles. Elle a guidé les troncs orphelins vers l’atelier, les a dépouillés de leur écorces, les a dénudés de leurs atours, patiemment avec un geste répété à travers le temps. De cette sortie de terre, elle a extirpé de nouvelles formes, toutes traversées et déterminées par le déplacement : du terrain boisé le long de l’allée vers l’atelier, puis de l’atelier vers les murs blancs de la galerie. Ainsi opère-t-elle une série de mobilités fluides comme une séquence autour de ces trois points d’ancrage. Une fois reliées, ces translations viennent former une triangulation, une valse à trois temps : origine, transformation et relation, autant de nouveaux états associés successivement aux formes de la racine, du tronc, de la ramification, chacun se reliant aisément au suivant selon une transition subtile.

Déplacer un arbre est une infime migration

Si la distance parcourue par les sumacs est minimale, la matière, elle, est traversée par un vaste mouvement de métamorphose. Délimité par les gestes successifs de l’artiste, le territoire est pluriel et irréel. Il est avant tout évocateur de la migration de formes, de la transformation d’une origine guidée par la bienveillance de l’artiste qui coupe, pèle, patiente, peint, regarde, sculpte et transforme. Chacune des branches déplacées se fait la mémoire de l’infime distance parcourue et de la métamorphose de ces huit arbres replantés comme des personnages muets sur une scène sans décor. Ils y sont associés à l’argile modelée et à divers motifs glanés au Mexique. Branches sans racines, elles peuvent désormais donner voix à une histoire de migration et trouver une nouvelle terre d’accueil dans cet ailleurs transitoire de la galerie. La migration se produit ici en circuit intime, sans écartèlement et selon les contours d’une histoire resserrée sur l’essentiel. Le territoire et, avec lui, les histoires migratoires qui le traversent trouveront leur achèvement dans le regard de l’autre-spectateur.

Prendre racine sera un chant d’ailleurs

Les sumacs ont été déplacés. Bien loin de la demeure, ils se dressent désormais aux côtés de sculptures d’argile reliées par un réseau erratique de liens ombilicaux. Ils tracent au sol les racines absentes des immigrants ayant choisi le Mexique comme nouveau territoire de vie. Leurs paroles sont terreuses, modelées sur les surfaces courbes : elles enserrent des retailles d’arbres et portent en elles les marques d’hybridité des migrants transitant d’une culture vers l’autre. Du récit de ces voix, de la mémoire de leur biographie double – faite d’un ici et d’un là-bas – ne persiste qu’un flux organique, celui de minces cordes vocales semblables à des fils d’Ariane étendus et éperdus au sol, comme des serpents sans tête glissant d’un arbre à l’autre. Ils recomposent la pluralité des voix et dessinent une forêt dans la forêt des récits migratoires.

La migration des sumacs sans racines vers la galerie ne heurte aucun mur, ne passe aucune frontière, ne traverse aucune région charnière. Pourtant dans ce déracinement, autre chose se trame. Autre chose devra se dire entre les branches, là où les racines sont absentes et les identités écartelées, pour peupler les histoires où les murs menacent d’exister et les forêts de succomber.

Claire Moeder


Née à Aix en Provence dans le sud de la France, Pascale Bourguignon a élu domicile à Montréal en 1993. Après une formation à l’Institut Européen des Arts Céramiques en 2010, elle a complété sa formation à l’université Concordia. Depuis 2012 elle a installé son atelier en Montérégie. Artiste multidisciplinaire ayant étudié la photographie, le dessin, le dessin virtuel et les arts céramiques, elle s’intéresse particulièrement aux notions de mémoire, de liens, de mouvements et de déplacements de populations, d’intégration, de bouleversements, de rejets ou d’allocentrisme. Ses oeuvres ont été présentées à Montréal (Art souterrain, galerie Lilian Rodriguez) en France à Mulhouse, Watwiller, Guebwiller et Marseille.

Claire Moeder est commissaire et auteure. Elle publie régulièrement dans les revues esse art + opinions et Ciel variable et collabore comme chroniqueuse pour ratsdeville et CIBL à la radio. Elle a contribué à des publications consacrées à la photographie dont Le Mois de la Photo à Montréal (2009) et Christian Marclay : SNAP! (2010). Ayant pris part à des résidences pour commissaires aux États-Unis (International Studio & Curatorial Program, 2013) et au Québec (Est-Nord-Est, Saint-Jean-Port-Joli et La Chambre Blanche, 2015), elle a récemment conçu les expositions individuelles des artistes Sayeh Sarfaraz (Maison des arts de Laval, The Invisible Dog Art Center, Brooklyn, 2014) et Jacinthe Lessard-L. (Maison des arts de Laval, 2016). Ses recherches sur les usages actuels de l’image ont pris la forme d’une exposition collective (Loin des yeux, Optica, 2016) et d’un coffret photographique (Le Cabinet, à paraître).

Entrevue avec Pascale Bourguignon sur ESPACE VISUEL