papier collé / papier troué / papier gravé

  • René DEROUIN
du 12 septembre au 10 octobre 2009

O R D R E E T B E A U T É

C H A P E L L E D ’ E N F A N C E

O R D R E E T B E A U T É

Présenter l’oeuvre d’un artiste reconnu n’a qu’un sens : la rendre lisible au-delà du visible… habituel. Or, même s’il s’est imposé par une recherche formelle remarquablement épurée – ascèse d’abstraction et de beauté faite d’une exigence d’ordre sur laquelle bute inlassablement le chaos qui la nourrit – René Derouin entretient parallèlement, en lui, un vocabulaire de crise peu connu. Celui-ci resurgit pourtant régulièrement à chaque remise en question, chaque effondrement, chaque deuil, chaque sursaut, chaque jaillissement, comme rejaillit le phénix de la légende.

L A C S (2000)

1999 aura été pour René Derouin une année de consécration. Rétrospective, distinction, prix, médaille… tout lui est accordé. Toute la reconnaissance publique et officielle qu’un artiste d’ici peut espérer, il l’obtient cette année-là. Mais voilà : y a-t-il encore une vie de création, après le succès? La question le ronge, au point que, c’est lui-même qu’il interroge et remet en question. Et comme chaque fois, il repart à zéro : le noir, le blanc, avec les moyens les plus pauvres : papier, feutre, photocopie, découpage et collage, c’est tout. Ni bois gravé, ni céramique, ni rehauts d’or en peinture. La réponse ne se fait pas attendre. Naît une surprenante série : les Lacs (2000), qu’il faut regarder comme la matrice d’un grand nombre des oeuvres ou des dispositifs qui vont suivre. En effet, ce sont ces Lacs que l’on retrouve sous forme de miroirs au fond des barques de l’installation Or et sel (2007). On constate d’ailleurs qu’ils animent déjà Hiver noir (2001), tandis qu’ils hantent encore l’actuelle série Chapelle/Capilla (2009). Surtout, ils préfigurent un nouveau système narratif, déjà lisible dans Hiver noir, qui s’approprie l’Histoire de l’art selon un découpage symbolique parfaitement arbitraire, au moyen duquel l’artiste va affirmer sa singularité universelle. Revisiter l’Histoire collective à la lumière de l’histoire personnelle; celle-ci fournissant et justifiant le sens de son interprétation. Ainsi faut-il lire : Trois siècles de migration sur le territoire des Amériques (2004) qui s’inspire, comme Paraiso – la dualité du baroque (1997), du métissage pictural et religieux des Toltèques, ornant leurs églises d’un « baroque fou »; ou encore Chapelle/Capilla (2009), ascèse de la pérégrination des migrants, ramenant la dérive des barques d’Or et sel (2007) dans l’ordre du sacré : ordre et beauté de la chapelle d’enfance (celle de St-François-d’Assise-de-la-Longue-Pointe). « J’y retrouve sans censure, écrit l’artiste, une part de mes références au patrimoine religieux. Mon imaginaire d’enfant me revient comme un premier regard émerveillé… » (in Graveline, P., Les cent plus beaux poèmes québécois, Fides, Mtl, 2007).

C H A P E L L E D’ E N F A N C E

Chose remarquable concernant les barques, à cause de leurs fonds en miroir maculés de poudre d’or, chacune semble enfermer un lac (Lacs, 2001) transformé en île d’eau, dérivant à la surface de l’océan du Temps, soudain immobilisé. Métaphore parfaite de l’esprit qui dérive, enfermé dans la barque fragile de nos corps d’argile, à la recherche – toute d’illusion – d’un lieu où l’or du temps serait aboli. À la place de cette Terre promise, que voit-on? L’or se changer en sel… Mais au fond du puits de la conscience l’or de nos illusions a beau laisser apercevoir qu’il se dissout dans ce que j’appelle notre isolitude, rien à faire, le désir persiste sous le maquillage de l’homme d’or; el hombre dorado. C’est qu’au-delà du double miroir, du lac et du ciel prisonnier de son reflet dans le lac, comme du lac prisonnier de la barque, comme chaque oeuvre prisonnière de son reflet dans la conscience du public, autre lac, ce qui est mis en scène ici est le visage sous le masque. L’âme sous le reflet. Plus beau que l’or des vieux mensonges, le regard de ce visage d’artiste… Du moins, lorsque défiant l’usure des mots d’ordre et des modes pour créer un espoir indifférent à tout scepticisme, il continue à se laisser dériver par l’ultime désir, la folie vraie : l’immortalité.
La Chapelle d’enfance de René Derouin n’a pas de plus beau nom à installer.

L’immortalité, chez lui, c’est ce désir de largage et d’allégement de soi; en 1994, déjà, l’artiste avait jeté dans le Fleuve les simulacres en terre cuite d’une foultitude de facettes qui encombrent son identité multiple, son moi étouffé, soumis à son temps et à ses pairs… Aussitôt libéré, resurgit l’imaginaire de sa Chapelle d’enfance.

L’immortalité, c’est alors ce plaisir retrouvé qui transmue en vitraux les broderies de papier; autant de découpages animant les superpositions d’éléments évoqués, suggérés ou abstraits qui rendent lisible la série Chapelle… À la regarder sous cet angle, on comprend pourquoi elle conjugue à la fois des éléments anciens, des archives personnelles revisitées, redécoupées, avec cette liberté neuve, cet excès de vie, en usant d’une narrativité qui a mis de côté – au moins pour un temps – les grilles formelles ou les divisions cartographiques habituelles. C’est bien là l’exubérante structure chaotique des Lacs… qu’on voit s’associer en toute liberté, à autant de nouvelles expériences d’écriture visuelle : elles doivent tout à la gravure sans plus rien lui emprunter.

La Chapelle d’enfance de René Derouin vient à peine de nous laisser entrevoir qu’elle recèle, mieux qu’une terre promise, un océan d’oeuvres comprimées dans un lac. Il n’est pas difficile d’imaginer la suite, c’est un dormeur qui rêve au mitan d’une nuit sans fin.

Jacques-Bernard Roumanes


René Derouin est un artiste québécois multi-disciplinaire reconnu pour ses céramiques et ses gravures. Il est né le 28 avril 1936 à Montréal. En 1975, il s’établit à Val-David, dans la région des Laurentides, au nord de Montréal au Québec.

L’identité, la mémoire et le territoire sont des thèmes majeurs dans l’oeuvre de l’artiste. Ne se cantonnant pas aux limites traditionnelles de la gravure – bidimensionnalité et échelle relativement réduite – René Derouin produit un fascinant corpus d’oeuvres qui repousse les limites de cet art, et à travers lequel le créateur explore les notions de soi, de temps et de lieu. Sa recherche picturale est largement liée au territoire et à la notion d’américanité.