Petit précis de recomposition
- Éric DESMARAIS
De ces deux axes conceptuels découle mon rapport particulier à l’objet, à sa présence dans l’espace et des rapports qui s’établissent avec le corps du spectateur. La mise en scène d’objets familiers ou d’objets qui appellent un rapport particulier (pensons au cabinet et au road case) auxquels s’intègrent des outils médiatiques (son et vidéo) ont aussi comme objectif le recentrage perceptif autour de rapports organiques, le soulignement du corps et de la corporéité comme lieu fondamental de notre rapport au monde.
Les deux oeuvres qui sont présentées dans l’espace du centre d’exposition Circa abordent ces problèmes à différents niveaux. La première, intitulée Pièces à conviction, prend la forme d’un cabinet de bois massif présentant vint cinq tiroirs. En ouvrant les tiroirs afin de découvrir ce qui s’y cache, le spectateur établit une curieuse relation entre l’objet et ses propres modes perceptifs. Le spectateur reconstruit fragment par fragment une trame sonore presque cinématographique, où il y aurait de multiples points d’ouïe. Mais les sons sont toujours accompagnés d’objets communs qui en teintent autant le sens que le ton. Et devant cette multiplication des possibilités (25 tiroirs, 4 sons possible par tiroirs, 25 objets communs, d’inattendus changements…), la reconstitution de la trame sonore, la construction du sens fait autant appel à ce qui est perçu comme des évidences, des convictions inébranlables, qu’à la mémoire du spectateur et son point de vue culturel et idiosyncrasique. L’interaction entre l’objet et le spectateur tout autant que celles, ambigües, qui s’établissent entre les sons et les objets qu’il découvre souligne le caractère extrêmement actif et tordu de tout acte perceptif.
La deuxième oeuvre est intitulée Petit précis de recomposition et prend, cette fois, la forme d’une installation. Vingt-et-une minicaméras de surveillance sont installées tout autour d’une plaie béante sur un des murs immaculés de la galerie. Elles la scrutent d’une distance de quelques centimètres. Chacune des caméras relaie son signal vidéo vers un road case installé un peu plus loin. À l’intérieur de ce caisson sont installés, sur trois rangées, vingt-et-un petits écrans cathodiques. Ceux-ci transmettent ce que les caméras observent. Mais, l’ensemble de ces vingt-et-un petits écrans recompose un mot. Une onomatopée. Le mot PAF! Les vingt-et-une caméras scrutent les traces d’un évènement passé et l’ensemble des fragments perçus recompose une représentation textuelle de ce qui en fut peut-être la trame sonore disparue. Les images vidéo en temps réel, inévitablement accrochées au temps qui passe, sont transformées en images fixes qui, mises ensemble, deviennent un mot et un son. Il s’établit alors une singulière circularité entre les deux oeuvres présentées. L’une d’elles met tout en oeuvre pour créer des images et une certaine narrativité à partir de fragments sonores et d’objets communs. L’autre utilise des images en temps réel afin de représenter textuellement un son. De sons à images et d’images à sons. Tout est ici soumis à nos propres processus perceptifs qui ne sont ni neutres ni passifs.
La réalisation des deux projets a été rendu possible grâce au soutien du Conseil des arts et lettres du Québec et du Conseil des arts du Canada.
Ma démarche artistique se déploie actuellement autour de deux grands axes qui sont, par ailleurs, deux approches du même problème. Le premier consiste en un jeu de déconstruction, fragmentation et reconstruction de signaux médiatiques (images et sons). Cette approche s’apparente au mode de fonctionnement des processus perceptifs (et même de la mémoire). En ce sens la mise en boîte, la classification, la typologie, la juxtaposition et la mise en relation de fragments afin d’en faire un ensemble chargé de sens relèvent des mêmes types de processus que ceux qui sont en marche lors de la perception. Un peu à la manière des aveugles, qui à tâtons, reconstruisent un objet, mon travail artistique échafaude des images (sonores ou visuelles) chargées de sens en portant une attention toute particulière aux fragments qui la composent. Mais l’acte perceptif en lui-même n’est pas encore dans le domaine du sens. Il est, dans un premier temps, purement physique et corporel. Il est en quelque sorte la mise en relation du corps sensible avec son environnement physique. L’oeil ne perçoit pas d’objets, il détache d’abord certaines « taches » d’un fond, en détermine certains contours… Ce n’est que dans un deuxième temps que les fragments perçus sont recomposés, assemblés selon des modalités qui ont plus à voir avec le conditionnement (sans être péjoratif) et la mémoire. L’acte perceptif collecte dans un premier temps une série de fragments qui sont ensuite réassemblés afin de faire « image et concept ». Ce n’est qu’à ce stade qu’il devient fonctionnel.
Les processus de fragmentation, de déconstruction et de reconstruction présents dans mon travail soulèvent donc un problème philosophique fondamental : comment se construisent nos rapports au monde extérieur et à l’autre? Comment nos processus perceptif, qui font office d’interface organique entre le monde extérieur et nous (l’être qui voit et nomme) déterminent notre rapport au monde? Comment nos outils perceptifs, pensons aux médias électroniques, mais aussi à la naissance de l’imprimerie, de l’écriture, de la parole, du dessin…) interviennent dans ces rapports organiques (corporels) au monde, les virtualisent en quelque sorte, ajoutant de nouvelles possibilités, mais aussi un nouvel intermédiaire inorganique entre l’être et le monde… À partir de cette prémisse, il est facile d’entrevoir le deuxième enjeu fondamental de mon travail : la rematérialisation des images et des sons médiatiques (qui sont, de par la nature même des outils qui nous les transmettent, immatériels) et la corporéisation de l’outil lui-même comme objet matériel, sa mise en relation avec notre propre corporéité. Sortir les yeux de l’écran pour les ramener sur la boîte lumineuse, l’environnement qui la contient et le corps qui est en train de le percevoir.
Mon désir d’interactivité prend racine ici, dans un désir de rematérialiser les médias technologiques virtuels et immatériels afin que le corps, siège premier de la matérialité et de la perception, se confronte non seulement à l’information transmise, mais aussi à l’objet transmetteur. Objet transmetteur qui par essence doit faire oublier sa matérialité et concentrer, presque par fascination, notre attention perceptive vers ce qui y est transmis reléguant aux oubliettes notre perception physique du lieu, des choses, des autres, de notre environnement immédiat.
Éric Desmarais vit et travaille à Sherbrooke. Il est titulaire d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal. Il poursuit une pratique professionnelle en arts médiatiques depuis six ans et a présenté son travail principalement au Québec. Provenant d’abord du milieu de la musique, son travail intègre aujourd’hui le son, l’électronique, la vidéo et la sculpture et s’articule principalement autour d’oeuvres interactives et multidisciplinaires où les notions de corporéité, de perception et de cognition sont questionnées. Il aussi très actif dans le milieu des arts actuels et travaille actuellement comme chargé de projets à Sporobole, centre en art actuel de Sherbrooke.
Article de Sophie Drouin dans Espace Sculpture #86, 2008-2009, p.29-30