Soulèvement social
- Sayeh SARFARAZ
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Quand j’étais enfant, grand-mère Marie-France m’achetait des retailles d’hosties. On les prenait d’une religieuse installée dans une petite cabane dédiée à la vente de cet unique produit, égarée sur un terrain vague à Saint-Hyacinthe, derrière une église dont le nom m’échappe. J’avais une enfance peinarde; je jouais au hockey l’hiver, au baseball l’été, aux Lego à l’année.
Pendant ce temps en Iran, la petite Sayeh découvrait la dure réalité d’un régime totalitaire, de l’austérité islamique et, forcément, des clivages entre la vie domestique, reflet d’une époque plus libre, et la vie en société, régie par des règles strictes. Les droits des citoyens disparaissaient et ceux-ci devaient cadrer dans de nouvelles réalités. Sayeh apprenait à mentir, à cacher des réalités de l’intérieur qu’elle partageait avec sa famille et qu’elle ne pouvait pas laisser transparaître à l’extérieur – comme dans Persépolis.
Pendant que je mangeais mes retailles d’hosties en rêvant de Patrick Roy et de Wayne Gretzky, Sayeh voyait des atrocités, était témoin d’exécutions dans la rue ou encore des traces de celles-ci, alors que les cadavres étaient laissés sur la place publique en guise de pense-bête à marcher droit. La violence, la mort, la prison étaient des réalités quotidiennes.
En 2008, je rencontre Sayeh qui travaille à la boutique du Musée des beaux-arts de Montréal. Elle ne laisse rien voir de tout ça. Elle est souriante, énergique, convaincue. Elle termine sa maitrise et commence à présenter son travail artistique, teinté de ce ton bien particulier, celui de l’enfant connaissant des horreurs, qui les observe, les met en scène avec ses jouets, les représente dans ses dessins. Toujours axées sur la situation politique actuelle en Iran, sans jamais toutefois être barbantes ou condescendantes, les œuvres de Sayeh déploient un regard innocent à l’imaginaire vivifiant sur les gens opprimés, leurs souffrances et leurs espoirs. L’Iran a suivi Sayeh à Montréal, et elle en tire le maximum.
Vol plané au-dessus du labyrinthe d’ombre
Au CIRCA, l’artiste propose un théâtre d’ombres s’étalant sur le plancher de la petite salle. À différentes hauteurs, dans une imperfection ordonnée, un chaos fonctionnel, des planches de bois découpées au laser sont suspendues au cœur de la galerie; suspendues comme le pays en impasse où il faut tout de même (sur)vivre en attendant le printemps. Les formes soustraites du bois représentent les éléments de la discorde, des mollahs, chefs de la répression religieuse, des tanks desquels il vaut mieux ne pas s’approcher, des soldats armés, du côté des méchants, des manifestants, qui en ont marre de se cacher pour vivre, des ninjas aussi mystérieux que dangereux, des petites filles, qu’on peut imaginer comme des princesses, et des armes à feu, tout un arsenal de carabines rudimentaires cordées, la preuve que tout ça peut réellement dégénérer.
Sous ces moules à personnages cordés sur les feuilles de bois et arrachés à l’emporte-pièce, un fascinant spectacle de lumière apparaît. Alors que les négatifs de bois, suspendus, régissent les acteurs d’un drame potentiel, la place positive qui prend forme au sol laisse voir le chaos cauchemardesque, comme lorsque l’imagination d’un enfant, pervertie par une peur momentanée, lui permet de voir coup sur coup le mobile suspendu au-dessus de son lit et son ombre monstrueuse sur le mur, deux réalités intimement liées. Le sol envahi de lumière raconte l’histoire de la rue, la vie dans le désarroi, la liberté en impasse. Les motifs se répètent, s’enchevêtrent, se piratent l’un l’autre, se conjuguent, s’effacent; la répétition et l’envahissement, communs aux œuvres de Sayeh, fonctionnent comme un énorme labyrinthe, d’où il ne semble pas facile de sortir. On s’y perd, dans les recoins les plus magnifiques comme les plus épeurants. Ce labyrinthe d’ombres rappelle les dédales politiques et idéologiques du pays natal de l’artiste.
L’absence de jouets, de textes et de dessins colorés font de cette exposition probablement la plus violente des géographies imaginaires inventées par Sayeh. En fait, la salle obscure illustre son enfance : de l’espace libre et social de la galerie, elle nous enferme dans ce que son imagination a conservé de l’extérieur, du chaos et de la désorientation globale dans laquelle a baigné et baigne toujours le peuple iranien. Le jeu des ombres porte les réalités insensées du régime politique et le spectateur prend place à l’extérieur du système, comme le citoyen forcé de mentir sur ses habitudes domestiques pour conserver sa liberté.
Les retailles
Les panneaux de bois que nous offre à voir Sayeh sont les retailles d’une autre exposition, Wolves in the Wall, présentée au Invisible Dog Art Center à Brooklyn plus tôt cet automne. Les personnages en négatif ont existé dans un autre contexte, si bien que les retailles présentées au CIRCA deviennent l’envers d’une autre histoire, quoique similaire, un point de vue de l’intérieur, intéressé. Cette posture économe, de survie, donne l’impression d’un making of qui devient aussi captivant que l’œuvre dont il documente la création – hostie ou retaille, bénie ou non, le goût est le même.
La carrière de Sayeh s’est raffinée au cours des dernières années. Depuis cinq ans, on l’a connue hyperactive, autant au Québec qu’à l’étranger. Son travail se transforme et l’exposition à Brooklyn sera la dernière avec des personnages Lego, un matériau auquel elle est souvent associée. L’artiste compte s’investir dans les dessins et les sculptures; elle veut que le geste de sa main paraisse dans ses œuvres. En travaillant de la sorte, elle nous permettra de pénétrer davantage dans ses univers. Les foules seront vivantes, animées; les personnages porteront des émotions plus vastes que celles de figurines de plastique. De l’enfance, elle rejette le superflu, le jouet, la pacotille, mais il restera encore, j’en suis convaincu, le ton enfantin, celui de l’observatrice en apprentissage, un peu naïve, qui a le droit de tout dire parce qu’elle ne connaît pas la censure. L’avenir sera magnifique pour ces univers foisonnants et vivants, même si le cauchemar n’est pas encore terminé.
Marc-Antoine K. Phaneuf
Sayeh Sarfaraz est née à Chiraz, capitale culturelle de l’Iran. Diplômée de l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg (France), elle a récemment immigré au Canada et vit à Montréal depuis 2008. Elle développe depuis 2009 une pratique de l’installation qui interroge les évènements populaires et la situation politique iranienne. Ses oeuvres figurent entre autres dans la collection de Giverny Capital. En 2013, le Centre d’artistes Vaste et Vague de Carleton-sur-Mer accueillait Fox & Friends, et en 2014, des expositions individuelles lui sont consacrées par The Invisible Dog Art Center, à Brooklyn, la Galerie Foreman, à Sherbrooke, Le Labo/Interaccess, à Toronto et la Maison des arts de Laval.
Marc-Antoine K. Phaneuf est artiste et auteur. Depuis 2006, son travail a été présenté dans plusieurs centres d’artistes autogérés, galeries et musées du Québec, dont le Centre CLARK, l’Œil de Poisson, Articule, le Musée régional de Rimouski, la Galerie Leonard et Bina Ellen et la Galerie Antoine Ertaskiran. En 2013, il a été sélectionné pour le Prix Pierre-Ayot, remis par la Ville de Montréal et l’Association des galeries d’art contemporain, célébrant un artiste montréalais en début de carrière. Il a publié trois livres de poésie aux éditions Le Quartanier, dont Téléthons de la Grande Surface (Inventaire catégorique) en 2008, pour lequel il a été finaliste au prix Émile-Nelligan, et Cavalcade en cyclorama en 2013, écrit lors d’une performance d’écriture de huit jours. Il a publié des textes à propos du travail de plusieurs artistes dont Catherine Bolduc, Alexis Bellavance, COZIC, Francis Montillaud, Wil Murray et Christof Migone. Il vit et travaille à Montréal.