Spatial Drawings
- Emily HERMANT
Le projet Spatial Drawings (dessins spatiaux) regroupe un corpus de pièces de grand format faites de planches de bois franc recourbées et tordues dans des positions paraissant presque impossibles. Alors que chaque sculpture semble manifester une certaine spontanéité, l’ensemble agit à la manière d’une troupe exécutant une chorégraphie assumée. Les formes ou plutôt les lignes de chaque pièce se répondent entre elles et entretiennent avec l’architecture existante de la galerie un dialogue parfois direct, lorsque celle-ci sert de support aux sculptures, parfois plus conceptuel. Les membres qui interprètent cette chorégraphie composée de gestes inhabituels ont besoin d’aide pour maintenir les figures qui leur sont imposées. Il s’agit d’objets en devenir, animés d’une énergie intrinsèque visible. La relation avec l’architecture, les interventions mécaniques et la présence d’objets utilisés comme tels intégrés aux assemblages; tout cela met en relief la nature provisoire des gestes peu orthodoxes qui composent ces sculptures et leur dépendance à des forces extérieures. Toutes ces couches de complexité mettent en lumière la richesse et les nombreuses ramifications en présence dans la pratique de Emily Hermant.
L’aspect formel de ces sculptures évoque immanquablement des préoccupations minimalistes et formalistes. Selon le minimaliste américain Robert Morris, souvent cité pour approcher l’œuvre de Hermant, la forme est inhérente au processus. Pour ma part, je perçois une association encore plus directe avec la vision de la danseuse et pionnière Yvonne Rainer qui considère l’artiste comme un performeur, un auteur de tâches. Ou encore, avec les performances ménagères (Maintenance art) de l’artiste Mierle Ladermans Ukeles qui part du constat que ce type de tâches est traditionnellement réservées aux femmes, pour postuler qu’elles peuvent être associées à la construction d’un espace politique qui contient un potentiel de renouvellement et de changement social global. Cette vision moins répandue de la tradition sculpturale nous permet de poser un regard à la fois différent et critique sur la façon et les raisons qui ont poussé une artiste comme Hermant, formée en arts textiles, à développer ce genre production. Quoique cette dernière décrive essentiellement sa pratique en termes de dessin, sa manifestation est profondément enracinée dans la matérialité. La provenance de l’artiste de l’univers du textile et son affection pour la ligne et la forme pure sont en partie démenties par sa connaissance intime du matériau. Pourtant le chêne rouge qu’elle utilise n’est pas aussi bien compris en tant que matériau de construction qu’en tant que fibre cellulosique. La capacité de modifier le bois à ce degré est rendue possible par la nature même de la matière et par l’usage de forces simples. Le fait qu’Hermant utilise un produit déjà existant (commercial), par opposition à réaliser elle-même des manipulations comme le cintrage à la vapeur ou l’estampage du bois, démontre que son travail est, au moins en partie, conceptuel. Ses « tâches » correspondent à un savoir appliqué, à des compositions de matériaux dans l’espace et à des choix Duchampiens. Les différentes méthodologies en jeu dans son œuvre se rapportent, tout en les remettant en cause, aux implications politiques de chacune de leurs positions historiques respectives.
En ce sens que sa surface est interreliée à sa structure, et que souvent, ses dimensions et ses composantes sont anthropomorphiques, son travail est formellement très engageant. Il oscille entre l’objet discret de la tradition formaliste et minimaliste et une certaine critique de cette même tradition par la présence d’objets du quotidien sur lesquels les œuvres doivent s’appuyer pour maintenir leur équilibre. Je ne peux faire autrement que de considérer dans mon interprétation du travail de Hermant cette citation d’Yvonne Rainer dans une entrevue de 1968 en référence à la fameuse affirmation de la féministe Audre Lorde : « On ne peut démolir la maison du maître avec les outils du maître »1. En désaccord avec cette déclaration, Rainer rétorque plutôt qu’il est possible de le faire, si l’on expose ces outils au grand jour. Je pense que le projet d’Hermant n’est pas de démanteler, mais d’enrichir, par l’ajout de sa propre voix, certains grands canons esthétiques et culturels, que l’on pense à l’art moderne ou aux tâches traditionnellement associées à l’univers féminin. Elle s’y attèle en apostrophant directement ces paradigmes par un amalgame intime de sa pratique avec la longue histoire des savoir-faire, ainsi que de celle du labeur. Ses gestes tout aussi élégants qu’apparemment impossibles, la présentation de formes en devenir (d’esquisses et de propositions plutôt que de formes abouties), la dépendance de ses « dessins dans l’espace » à des objets du quotidien, tout cela permet de mettre à nu les outils de leur propre fabrication afin de pouvoir repenser ce qui est en train de se construire.
Jake Moore, 2014
Traduit de l’anglais par Chloé Desjardins
1 Les idées de Audre Lorde sont paraphrasées par Rainer dans une interview qui se trouve dans : Yvonne Rainer Feelings Are Facts: A Life. (Cambridge, Massachusetts & London : The MIT Press, 2006) La citation originale : « On ne peut espérer démolir la maison du maître avec les outils du maître. Ils peuvent nous permettre de surpasser temporairement le maître à son propre jeu, mais ils ne nous permettront jamais d’apporter de véritables changements… » Citation qui se trouve dans l’essaie embryonnaire de Audre Lorde, “The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House” dans Sister Outsider, Trumansburg, NY: Crossing Press, The Crossing Press Feminist Series (1984)
Emily Hermant est une artiste interdisciplinaire explorant les notions de communication, de travail et de genre à travers des installations, des sculptures et des dessins de grand format. Hermant a complété son BFA en Studio Arts (baccalauréat en arts visuels) à l’Université Concordia en 2004 et son MFA en Studio Art (maîtrise en arts visuels) à titre de ‘’Trustee Merit Scholar’’ au School of the Art Institute of Chicago en 2010. Son travail a été exposé au Canada et à l’étranger, notamment lors d’expositions individuelles au Evanston Art Center, au Delaware Center for the Contemporary Arts puis à Articule à Montréal. Elle a participé à des expositions collectives à la Virginia Commonwealth University, à la Triennale di Milano Museum en Italie et au Museum of Arts & Design à New York. Son travail a été l’objet d’articles dans ArtSlant, Espace Sculpture, The Washington Post, Time Out Chicago, et American Craft Magazine, entre autres. Hermant est récipiendaire de bourses du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts et des lettres du Québec et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture. Elle a également été l’artiste en résidence à ACRE, The Millay Colony for the Arts, The Vermont Studio Center, et Studio XX. Hermant est présentement chargée de cours invitée au département de Studio Arts (arts visuels) de l’Université Concordia dans le cadre du programme de Fibres and material practices (fibres).
Jake Moore est une artiste, commissaire et travailleuse culturelle vivant à Montréal. Elle détient un diplôme en design de la School of Crafts and Design au Sheridan College à Oakville en Ontario ainsi qu’un BA en Studio Arts, concentration en sculpture et un MFA en Fibre Arts (maîtrise en fibres textiles) de l’Université Concordia à Montréal. Elle a exposé à travers le Québec et le Canada, notamment lors d’expositions solos montréalaises à la Parisian Laundry, à la galerie FOFA et à Optica, puis lors d’expositions canadiennes à AXENÉO7 à Gatineau, à la Walter Phillips Gallery à Banff ainsi que de nombreuses autres à Winnipeg au Manitoba.